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Isabelle

Mimouni

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ATELIER D'ECRITURE

Portraits d'Anciens élèves

du lycée Chaptal de Paris

 

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ANNA

par

Perrine Demessemacker

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Portraits d'ANNA

Sèvres-Lecourbe. La voix lancinante du métro vous invite à vous extirper de votre siège. L’espace entre les sièges est mince dans les wagons de la ligne 6. Vous abandonnez Balzac pour laisser vos yeux vaquer à une lecture plus pragmatique et partir à la recherche du panneau indiquant la bonne sortie. 16h13. Vous avez dix-sept minutes pour trouver votre chemin et parvenir au 56 avenue de Breteuil. Lorsque vous aviez reçu son adresse dans les derniers mails que vous aviez échangés, une pensée existentielle vous avait immédiatement traversé l’esprit : l’avenue de Breteuil figure-t-elle bien parmi les trois cases vertes sur le plateau du Monopoly ? De ce que vous tentez d’arracher à votre mémoire, elle se situe à quelques cases de la rue de la Paix. Un bref coup d’œil sur Google vous le confirme. Soulagement.

« Avenue de Breteuil ? », vous avait lancé votre père de vive voix lorsque vous lui aviez dit succinctement où vous partiez passer l’après-midi. « Eh bah ! Tu vas pas mettre les pieds chez n’importe qui ! » Vous lui aviez souri, avant de vous engouffrer dans l’ascenseur de l’immeuble en imaginant dans quel hall d’entrée vous mettriez les pieds d’ici un peu moins d’une heure. Vous vous projetiez déjà devant le portail d’un immeuble à l’allure monumentale, aux formes harmonieuses ornant la façade de riches détails incrustés dans la pierre parisienne. Puis vous vous voyiez enfoncer votre index sur le bouton de la sonnette attitrée à Mme de A. Attendre un petit instant, avant de voir apparaître l’incarnation vivante de cette particule nobiliaire. Vous visualisiez une femme d’une quarantaine d’années, grande et élancée, à la coupe mi-longue et blonde. Oui, une quarantenaire au sourire Colgate et au regard souligné d’un fin trait de khôl noir. Pourquoi cette image ? Après tout, vous ne connaissez même pas son âge. Vous savez seulement qu’elle se nomme Anna de A., et qu’elle est professeure de lettres.

La pluie tombe à grosses gouttes, vous oblige à sortir votre parapluie sous lequel vous parcourez, aveuglé, votre chemin jusqu’au 56 avenue de Breteuil. Enfin. Vous allez enfin pouvoir vous réfugier dans un endroit chaud et échapper à ces bourrasques qui empêchent vos yeux de percevoir distinctement la façade de l’immeuble. Vous prendrez le temps de l’observer en partant ! (Pourvu que la pluie cesse d’ici là.) Vous rabattez votre parapluie et dépassez une fenêtre à demi-ouverte à travers laquelle vous croisez le regard d’une jeune femme. Vos yeux se plongent  dans les siens, et tu comprends instantanément. Simplement en passant devant cette fenêtre, pas besoin d’enfoncer ton index sur le bouton de la sonnette attitrée à Mme de A. C’est elle. D’un geste furtif, elle t’invite à gagner la porte de l’immeuble. Tu t’avances, et la vois surgir dynamiquement sur le pas de sa porte. Tes yeux se plongent dans les traits de ce petit bout de femme. Un petit bout de femme bien loin de celui que tu avais imaginé. L’espace d’un instant, ses yeux se brident pour laisser apparaître un large sourire aux grandes dents irrégulières par endroits et aux lèvres pleines, d’un rose légèrement violacé. Tu n’aperçois plus que deux petits scintillements qui projettent sur toi un élan de générosité. Soudain, ses cils droits se baissent pour porter un regard désapprobateur sur un chat qui s’élance hors de l’appartement. Tu la vois attraper d’une main vive cette boule de poils, et t’inviter de l’autre à rentrer dans une pièce exigüe. « Manco, viens par là ! » Man…quoi ?

« C’est le nom du premier Inca ! », lance-t-elle en le reposant sur sa pyramide de jeux, tandis que tu balayes d’un regard les objets divers qui trônent de toute part. Chopin est posé sur le pupitre. Mais une vieille bouteille en verre sur la bibliothèque retient davantage ton attention : elle contient un étrange liquide brunâtre dans lequel nagent de mystérieuses feuilles. Le liquide brouille les inscriptions du livre devant lequel il se trouve. Tu pivotes sur ta gauche, enlèves ton manteau et observes un petit coin de salon niché sous une mezzanine. Sur une table basse, un gâteau est posé sur un plat rectangulaire au motif fleuri ; le même motif décore de minuscules tasses colorées. C’est mignon. Une main vient interrompre ta rêverie et saisit le paquet de tabac à demi-ouvert posé sur un coin de la table. Sa main droite ornée de multiples bagues attrape vivement le reste de son arsenal. Elle s’assied sur un tabouret gris déchiqueté : Manco a sûrement fait ses griffes dessus. Filtre au bout des lèvres, elle tasse son tabac méticuleusement, dispose le filtre sur la feuille, fait délicatement rentrer un petit fil rebelle et allume sa cigarette. Tu la vois inhaler une première grande bouffée, tout en frottant d’une main sa cuisse droite, et reposer son briquet jaune fluo sur le coin de la table. Elle retrousse rapidement l’ourlet de son jean bleu délavé, et tire frénétiquement sur la manche de sa chemise à carreaux verts et blancs. Tu acceptes la part de gâteau qu’elle te tend. C’est moelleux, c’est bon. « Je l’ai acheté hein ! Si je l’avais cuisiné, il aurait pas eu ce goût là », lâche-t-elle les yeux rieurs. Puis tu l’écoutes parler de son quartier. Enfin, pas son quartier. Plutôt celui du studio qui appartient à la grand-mère de son mari et dans lequel ils vivent tous les deux depuis quelques années. « On paie pratiquement pas de loyer ! » Breteuil ? « C’est un quartier de vieux bourges. Y’a la pelouse quoi ! », te répond-elle en lançant une main nonchalante en direction de la fenêtre. Sa vraie patrie, c’est le XVIIIe ; là où elle a habité toute son enfance avec ses parents et sa sœur. Là où elle a découvert le monde de la musique dès l’âge de trois ans, grâce à son père. Tu vois les deux petits scintillements briller d’une lueur plus vive encore lorsque, avec énergie, elle te raconte le jour où son père les a emmenées voir, elle et sa sœur, un concert des Stones. « Les Stones quoi ! », répète-elle en frappant sa poitrine du poing et en levant les yeux au ciel. À ce moment-là, tu remarques la guitare accrochée au mur à sa droite. Elle surprend ton regard. « C’est aussi pour ça que j’ai choisi le métier de prof, ça me permet de dégager du temps pour la musique. » Tu l’écoutes te raconter la naissance de son groupe de rock en 2015, sa tournée de deux semaines en Bretagne. Saint-Malo, Trégastel, Rennes, Nantes et enfin Tours, là où « un chien a pissé sur le pied de micro d’une chanteuse. » Tu ris et l’observes rassembler les miettes de gâteau éparpillées sur son assiette pour en faire un petit amas. « Depuis cette tournée, Jane Doe a des fans à Saint-Malo ! ». Tu ris de plus belle, ton regard glisse vers la fenêtre. La pluie s’est arrêtée.

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