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ATELIER D'ECRITURE

Portraits d'Anciens élèves

du lycée Chaptal de Paris

 

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Anthony Valentini

par

Antoine Cotentin

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            L’impression était confuse… Des couleurs liquéfiées par une chaleur torride se mélangeaient de même que les formes. S’entremêlaient aussi des bribes de voix… Peu à peu, le protagoniste émergea. C’était une vue subjective : impossible de distinguer son visage, mais on sentait tout de même qu’il était encore assez jeune, sain, plein de vie. Il tenait un verre à moitié rempli. On ne parvenait pas à identifier le liquide, mais on percevait à distance sa texture qui nous indiquait que ça n’était pas de l’eau. Se dessina alors un cadre : il y eut d’abord un plancher marron ; dessus des pieds chaussés, trépignants, positionnés souvent par paire, en face-à-face. Le regard remonta : il était enfermé à gauche par une foule indistincte et à droite par des barrières. Des barrières… Elles se rapprochèrent : derrière, le vide et puis une avenue haussmannienne. C’était un toit à Paris. En haut un ciel étincelant empêchait de lever les yeux. Il y avait aussi de la musique, imperceptible puisque c’était un rêve, mais les basses se faisaient ressentir. Alors qu’on se penchait dangereusement au-dessus du muret, pour voir, une main s’accrocha à notre épaule gauche ; on se retourna pour découvrir un visage étonnamment défini : les traits étaient ici transposés avec une vraisemblance époustouflante. Sa présence avait quelque chose de rassurant. C’était un homme assez âgé dont la face semblait renfermer quelque secret paisible, sorte de remède universel à l’anxiété, comme s’il avait trouvé à force d’expérience une maîtrise du temps, ou alors un abandon à la vie comme puissance à part entière, mais un abandon tranquille et calculé. Il dit quelques mots qui se perdirent immédiatement. Ses sourcils s’arquèrent ; l’homme insista, on n’entendit pas davantage. Ses traits se tendirent ; il répéta maintes fois, cria presque. Toujours ses mots s’évanouissaient aussitôt qu’ils sortaient de sa bouche. Son calme le quitta progressivement ; on songea que son secret s’était peut-être soudainement envolé. Au désespoir, il tenta de se faire comprendre par des signes, mima grotesquement, s’agita, s’employa. En vain : il planait un vacarme sourd. L’homme avança, se fit menaçant. Il écarta notre verre qui nous échappa, tomba et se brisa. Ses morceaux produisirent avant de se disperser un bruit déchirant l’air. Immédiatement, le seuil de la douleur fut atteint. Immédiatement, tout devint gris, notre champ de vision se troubla à nouveau et seule demeura cette sorte de lame sonore intolérable.

 

 

            Il est d’ordinaire assez difficile de se remémorer un songe au réveil. N’était-ce que pure fiction ? S’agissait-il d’un souvenir ? En l’occurrence, Anthony s’aperçut qu’il se tenait l’oreille droite. Il ôta sa main : elle ne sifflait pas. Alors, il se leva et aussitôt une profonde lassitude s’empara de lui. C’était une fatigue nouvelle, pour l’instant indescriptible. Elle inquiéta Anthony.

            Il eut une sorte de vertige qui le fit se rasseoir. Sa crainte grandit : il n’était pas de nature à se laisser abattre, et voilà que, dès le réveil, une force inconnue le maintenait dans un état de demi-sommeil où se mêlaient indifféremment images réelles et pans de rêves. Après quelques instants passés la tête entre les mains, il commença à faire la part des choses. La chambre réapparut, telle qu’il la connaissait. Cependant, un brouillard se figea dans l’arrière de son crâne et ne le quitta plus. Anthony aurait préféré qu’il soit remplacé par de la douleur – au moins aurait-il vu clair. Plein de volonté, il tituba un peu jusqu’à la salle de bain dans un effort pour retrouver une routine salutaire et entreprit d’automatiser ses mouvements en un balancement perpétuel qu’il voulut imperturbable. Cette stratégie fonctionna dans un premier temps : Anthony sentit son esprit se calmer. Il respira plus profondément, se prépara à s’éveiller davantage. Et puis, au terme d’un geste qu’il ne vit pas se réaliser, une montre se brisa. L’éclat, par son bruit et par la lumière qu’il parut dégager soudainement, fit sursauter Anthony. Il baissa les yeux et aperçut le cadran détruit. De fines larmes de verre jonchaient le sol : le saphir avait explosé. Il distinguait désormais un petit carreau qui brillait de mille feux comme s’il avait été poli. Un peu plus loin avait roulé la couronne. Le cuir strié de marques d’usage traînait : le bracelet n’était plus que deux lanières indépendantes, sombres et usées, aux plis disgracieux, posées au hasard, comme abandonnées. Tout était disloqué ; c’était une belle montre.

            Très lentement, et d’un geste tremblotant, Anthony prit entre ses doigts l’objet dévasté. Il approcha son regard jusqu’à remplir presque tout son champ de vision. Ses yeux, soudain, se fixèrent comme de leur propre chef et ne voulurent plus bouger. Désormais trônait au centre de son esprit, mastodonte inévitable, le cadran qui affichait la date de son quarantième anniversaire.

            Cette vision, Anthony la trouva affreuse, repoussante. Ce fut une réaction épidermique : sa chair se constella, son poil se hérissa malgré lui et sa face prit l’expression du dégoût le plus profond. Alors, la brume qui était encore cantonnée à une parcelle de son esprit se répandit dans tout son corps. Le malaise se fit plus pressant, plus totalitaire. Soudain, il apparut à Anthony que ses membres ne lui obéissaient plus, mais à une entité étrangère qui curieusement semblait plus clairvoyante, plus ordonnatrice, et d’une force indépassable. Cet homme, qui s’était toujours pensé conscient du temps qui passe, voyait son corps tenter de le retenir, lançant des mains avides qui ne saisissaient que du néant et revenaient bredouilles. Lui, pourtant, croyait avoir accepté cette fuite. Le malaise s’accrut encore ; le divorce s’était instauré en son for intérieur : du côté où il se croyait sûr, où il pensait avoir acquis une tranquille certitude, il n’y avait plus qu’un gouffre angoissant. Anthony, le planificateur, vit entre ses mains les fils de ses plans se tordre ainsi que son avenir dont il commençait à comprendre qu’il fallait l’abandonner à ce qu’il prit alors pour du hasard. Soudainement, il avait acquis comme une lucidité brutale, implacable. On lui mettait à l’intérieur des yeux toute sa vie, et, au lieu d’y attraper le fil solide qu’il pensait y trouver, Anthony ne découvrait que des failles, béantes, sordides, qui le happaient de leur bouche blanche et s’efforçaient de le broyer. Dans sa fièvre, cependant, il parvenait à se discerner, lui, échappant de justesse aux crocs venus s’abattre. Il n’en finissait plus de se démener comme un possédé…

            Enfin, au cœur de son esprit, comme un trou noir, un abîme s’ouvrit. Anthony y plongea.

 

II

 

            C’était une journée printanière, assez belle, avec quelques chants d’oiseaux peuplant un silence d’apparence dominicale. Anthony Valentini marchait dans les rues parisiennes. Il avait la démarche sûre mais pas démonstrative qui accompagne la conscience d’une certaine réussite attachée à la lucidité d’un homme sur l’état de son intelligence. Son être, pourtant, respirait à première vue l’épanouissement. On a déjà signalé sa démarche ; précisons qu’elle s’accompagnait d’une attitude détendue mais pas désinvolte – Anthony rejetait la désinvolture – , d’un costume sans cravate qui se mariait dans la plus complète harmonie avec un regard tranquille, aux tons verts, trônant au milieu d’un visage dont la jeunesse encore visible criait aussi une forme de couronnement déjà assurée. Anthony avait coutume de voir dans les yeux âgés une approbation sans réserve, un adoubement silencieux. La facilité avec laquelle ces gens-là l’acceptaient aveuglément comme un gendre idéal, le leur, c’était la consécration d’une physionomie dont le degré de mesure demeurait méconnu.

            Le souvenir, bien que relativement lointain, conservait une certaine rigueur dans sa forme. On était dans le courant des années 2010. Les éléments s’orchestraient ensuite d’eux-mêmes : il y avait là un coin de rue connu ; un peu plus loin une boutique familière ; et puis ce café, ce café qui dégageait une odeur décidément accueillante, celle des lieux fréquentés à d’innombrables reprises, tant qu’ils forment et font vivre à eux seuls le souvenir. C’était une de ces maisons-reliques presque autonomes. Celle-là était chaleureuse et encouragea Anthony à examiner de plus près ce qui l’entourait.

            Sa destination qui quelques instants plus tôt lui échappait encore se fit connaître, de sorte qu’il sut enfin que sa déambulation n’était pas une simple errance mais un trajet établi. Il traversait la « Rue Larribe ». Cela demanda un effort supplémentaire à Anthony, ou plutôt à la mystérieuse force qui animait désormais son cortex. Il plissa donc virtuellement les yeux et distingua sur la plaque l’inscription « 8eart. ». A Paris, Anthony ne connaissait dans le huitième arrondissement que quelques lieux, dont deux seulement lui étaient chers. Le café était apparu… c’était donc son lycée.

            L’impériale façade de Chaptal émergea au détour d’une rue. Elle ne fit curieusement pas à Anthony l’effet que l’on aurait pu escompter : ça n’était pas la façade principale, aux sculptures prétentieuses, mais un mur plus simplement décoré qui longeait une rue annexe. Ce fut donc avec une relative indifférence qu’Anthony se retrouva à l’intérieur ; plutôt, dans un état d’attente.

            Une vulnérabilité presque enfantine se répandit soudainement en lui. En cet instant de réminiscence, il put de nouveau la sentir : c’était un froid désagréable, menaçant, dont on sentait qu’il pouvait se faire destructeur. Quelques individus prirent place autour d’Anthony. Leur visage ou leur identité n’importent a priori guère : on ne parvenait pas à les distinguer. Ils formèrent une foule indistincte, assez lointaine, relativement calme. Et puis, au milieu de ce silence, une voix s’éleva, très forte, sèche comme une gifle :

            « Je n’aurais jamais cru que quelqu’un comme vous réussirait si bien. »

            Ce fut un seau d’eau glaciale versé, non pas comme on pourrait s’y attendre à torrents sur le haut du crâne, mais avec la minutie du tortionnaire, cruellement le long de l’échine, goutte par goutte. La femme qui avait prononcé ces mots fit face. Si le rêve avait été plus conscient, sans doute Anthony se serait-il employé à retrouver ses traits – ne serait-ce que dans un souci de mieux lutter. En l’occurrence, son malaise eut le réflexe préservateur de les masquer, les mots se suffisant à eux-mêmes. La réponse d’Anthony se perdit dans la plaie ainsi ouverte. Pas ce qu’il pensa. Ce qu’il pensa à cet instant, ou plutôt à l’instant qui suivit l’incompréhension puis la douleur, ce fut ceci : comment peut-on se forger un tel jugement en si peu de temps et ne pas en démordre pendant des années ? Car la personne qui avait ainsi parlé avait été son professeur, en ces mêmes lieux, dans lesquels tout n’avait apparemment pas changé. Le temps devrait parfois avoir plus d’emprise, songea-t-il ensuite.

            Ce regard avait assurément manqué d’acuité. Le constat du décalage entre sa situation et cette blessante prédiction rassura Anthony. Et pourtant, que l’on puisse ainsi s’accrocher à un jugement de première instance avait quelque chose de profondément décevant, de déstabilisant. On pourrait l’entendre comme une incitation à s’émanciper résolument du regard des autres, qui peut être si castrateur et si inexact. Mais une telle démarche est-elle seulement possible ? Pas universellement, semblait-il : Anthony sentait peser sur lui l’emprise ; sa quête reposait sur des appuis extérieurs, presque étrangers, de sorte qu’il aurait perdu sa propre lucidité s’il avait tenté de s’en affranchir. Cette dépendance ne provenait pas seulement d’un manque de confiance – qu’il aurait d’ailleurs été stupide de ne pas reconnaître – , mais aussi d’un goût constant d’engranger des connaissances sur son être, afin de se bâtir sans renoncer à l’aisance qu’apportent les certitudes.

 

            « Que pensez-vous de moi ? »

            Sans assumer cette simplicité, c’est un peu la question qu’Anthony posa un jour de l’hiver 2022. L’action est encore à Chaptal – sans doute le lieu offre-t-il un miroir à ces souvenirs : c’est un témoin entre les images. Le temps était froid, maussade, mais la foule avait cette fois un visage et ses yeux étaient rivés sur Anthony, scrutaient ce qu’il voulait bien dévoiler de l’état de sa vie et de son passé. Il ne dit pas tout. Livra-t-il tout ce qui était essentiel ? Le doute est permis. Comment se prêter à un tel exercice ? La démarche avait été singulière ; ce fut une mise à nu ultra-contrôlée, mais qui se voulut honnête – comment, sinon, en retirer quelque chose pour soi-même ? Anthony se souvenait de sa nervosité : relativement introverti alors, il ne s’était pas bien ouvert davantage. Il se livra à l’exercice par souci de l’inconfort ; Anthony souhaita ainsi faire un saut vers l’inhabituel, s’assigner la contrainte d’un reflet qu’il espérait indulgent, mais clair et sans fard. Des questions ressurgirent : « Quelle est votre passion première ? » « Où avez-vous passé votre enfance ? » « Comment traitez-vous les symboles ? » « Quelle valeur attachez-vous aux principes ? » Les réponses se succédèrent : Le sport est une passion pour moi… c’est sûrement la première qui me vient à l’esprit. Je dois vous surprendre : je ne suis pas un pur littéraire. Enfin, j’aime les livres, aussi. Beaucoup de matière dans un petit contenant ; c’est riche, très riche. C’est même insoupçonnable comme richesse. Je suis curieux. N’oublions pas l’essentiel : je m’appelle Anthony Valentini, j’ai grandi à Singapour, je ne suis arrivé en France qu’après mon bac. Quant aux symboles… Oh, je n’y attache pas grande importance. C’est vrai, cela pourrait surprendre au vu de mon apparence soignée, de mes chaussures cirées, de cette montre qui n’est qu’un apparat, mais tout cela, ce n’est pas le fond… pourquoi s’y attarder ? Comme il disait ces mots, Anthony Valentini se tenait debout sur une estrade, très droit. Il se revoyait en songe, aussi clairement qu’un songe le permet. Ensuite : Que dire des principes. D’abord, qu’est-ce qu’un principe ? Moi-même, je ne saurais pas le définir. Et puis, il faut prendre garde à ne pas vouloir tenir les nôtres pour universels… L’entretien continua de défiler ainsi dans sa mémoire. D’abord, les mots furent précis, les phrases concises, la portée mesurée. Le souvenir mettait à l’honneur la satisfaction d’un homme quant à son état. En somme, il paraissait assez clair que tout ce qui faisait Anthony avait reçu son aval ; mais ne peut-on voir une forme de contradiction entre l’épanouissement et un tel degré de contrôle ? Les ramifications qui transforment un homme au cours de sa vie ne finissent-elles pas par être trop nombreuses pour ne pas échapper à la conscience ? Atteindre sa pleine croissance dans ce cas ne semble pas impossible, mais en est-on seulement averti ? Quoi qu’il en soit, si c’est une illusion, Anthony n’en était pas encore sorti.

            Ici, le souvenir se brouillait. Que se passait-il ? Dans la forme, le trouble s’observait assez concrètement : Anthony, qui jusque-là était comme placé devant un écran à très haute définition – une résolution étonnante compte-tenu de la dimension onirique – voyait la toile fondre sous ses yeux, emportant les images brûlées en un tourbillon insondable.

            De même, les certitudes se délitaient à mesure qu’Anthony revivait cet échange. C’était un accident qui survenait en pleine escalade mémorielle. Une branche venait se heurter à une autre ; elles s’entremêlaient, plutôt, de sorte qu’il devenait impossible de les discerner. Toutes présentaient en outre un habillage très vraisemblable ; dès lors, en fait d’enquête introspective, que conserver ? Anthony se perdait décidément dans ce retour. Son chemin s’effondrait. Quant à la foule, Anthony devint tout à fait indifférent à sa figure. Il se trouva soudainement en face d’un mur de phrases absolument indéchiffrable. En sa raison, les cases à l’intérieur desquelles il puisait habituellement pour servir son propos se décalaient ; les sens ne collaient plus aux formes. Cela, par-dessus tout, le figea d’angoisse. Dans le malaise ne finit par subsister qu’une seule question, taraudante, que l’on peut reformuler ainsi :

            A quoi bon revivre le passé ?

 

III

 

            Deux gants cramoisis venaient s’écraser tour à tour sous l’œil gauche puis droit d’Anthony. Les chocs, ainsi qu’un flot de sueur coulant à même la pupille auquel se mêlaient des gouttes de sang – le liquide ainsi obtenu avait une teinte indescriptible et une texture à la viscosité nauséabonde – altéraient sensiblement la vision du boxeur. Les coups pleuvaient sans cesse et répandaient derrière ses os une onde sourde. Anthony ne sentait même plus les cordes le retenir, il ballotait en tous sens et perdait toute autre notion que celle de ce maillet qui tonnait contre les parois intérieures de son crâne. Soudain, il fut immobile – sans doute avait-il atteint un coin du ring. Cela, au lieu de lui offrir un répit, priva Anthony de toute capacité d’absorption. Ce fut alors un déferlement de coups, une vraie pluie assassine. Un cross dans la mâchoire acheva d’éroder sa lucidité. Ce qui le retenait du côté éclairé cessa subitement. L’arène bascula.

 

            Décrire l’obscurité qui enveloppait Anthony en cet instant est vain. D’abord, elle n’était que rêvée ; la nuit confère des possibilités auxquelles un homme éveillé ne peut aspirer. Il ne tentait d’ailleurs pas particulièrement de s’en défaire : que le songe s’évapore, la quête aurait été incomplète ; de cela, il avait toujours pleine conscience. Alors, pour mieux employer le temps qui lui était imparti, Anthony se mit en recherche. La démarche avait quelque chose d’hasardeux. Il frappa les murs noirs qui drapaient son esprit : ceux-là se pliaient un peu avant de se redresser, inamovibles. Réalisant très vite la vanité de son empressement, il eut la résolution salvatrice de s’asseoir – une chaise avait dû apparaître – et de contempler, philosophe, ce qui ressemblait à du néant. Son attitude le surprit lui-même : il eut le comportement qui distingue un sage exercé dans un moment de détresse généralisée, distinguant son corps et son esprit, immobilisant virtuellement le premier en donnant au second un essor qu’il voulut total. En ceci, il s’employa. Il s’ordonna avec une rigueur impeccable, éliminant, les uns après les autres, les coups meurtriers qui tordaient ses certitudes. Cette démarche aussi est difficilement descriptible. Il faut envisager que le malaise ait à son apogée un instant de clarté, lequel, s’il est bien reconnu et exploité, autorise l’espoir d’une lucidité plus totale que tout ce à quoi on peut prétendre d’ordinaire. Anthony sut reconnaître cet instant. Enfin, ce qu’il percevait depuis que son malaise l’avait pris lui apparut comme l’évidence la plus simple, la réponse la plus concrète, la plus tangible. Il y avait jusque-là un autre dans son rêve, un étranger que le souvenir exaltait à sa place ; mais ce n’est qu’ici qu’enfin Anthony mesura à quel point sa présence lui était désagréable. C’était une excroissance dont l’antériorité la légitimait et par-là même ôtait à Anthony toute puissance. En quelque sorte, il reprenait le pouvoir – bien qu’il ne contrôlât pas encore les emprunts au passé que faisait son esprit. En somme, il restait silencieux, même en son for intérieur, mais avait acquis un semblant de sérénité quant à la bienveillance fondamentale de cette introspection qui, d’autonome, l’avait enfin intégré à la quête. Il décida de s’y maintenir, attendant, enfin, le réveil.

 

IV

 

            Anthony ne remarqua pas l’obscurité se dissiper – cela se fit très progressivement, et seulement partiellement ; aussi fut-il presque surpris lorsque apparut un nouveau cadre, sombre également, mais où la nuit était protectrice plutôt que menaçante. A priori, Il rêvait toujours. C’était en extérieur, et Anthony fut aussitôt frappé par la largeur subite de son champ de vision, qui lui sembla, après que le malaise l’eut étouffé avec tant de vigueur… – il chercha lui-même le mot propre en son esprit – infini. Immédiatement, la visière qui bornait latéralement son regard tomba, tandis que la profondeur se distendit, emportant au loin l’horizon pourtant si oppressant quelques instants plus tôt. Anthony, que cette sorte de dolly zoom troubla de prime abord, écarquilla ce qu’il prenait pour ses yeux. Mais il ne perdit pas l’équilibre. Il n’eut pas de nouvelle souffrance. Le cadre, qui aurait pu être hostile, était en fait composé d’une nature douce, apprivoisée, réconfortante. Anthony prit le temps de promener son regard : le léger souffle d’un vent du soir l’invitait à la contemplation. Aucun élément singulier ne vint d’abord le frapper en cet instant de paix : sa mémoire n’avait apparemment rien placé en ces lieux. Alors il laissa ses yeux vagabonder ; ceux-ci allèrent assez rapidement s’immobiliser quelque part, dans le vide, n’observèrent rien de particulier. Dans cette posture, les autres sens bouillonnaient. L’odeur de l’herbe se répandit, saisie en cet instant où elle relâche toute la chaleur emmagasinée le jour sans pour autant être humidifiée par la rosée. Anthony sentit aussi le vent faire frémir ses bras découverts. Mais, au cœur de toute cette plaisante passivité, un léger bruit d’eau perça. Sans le voir, Anthony sut qu’il y avait un ruisseau un peu plus loin – une rigole, tellement son lit devait être étroit –, d’où l’on entendait quelques clapotements, si faibles, et le cours lui-même était sûrement si modeste qu’assurément il n’était capable de rien emporter, pas même les plus fines brindilles, qui, si elles étaient prises dans le courant, devaient être stoppées quelques centimètres plus loin, s’échouant sur le premier relief qui perçait à travers la larme infime. Le rêve se faisait rêverie. Tout devint calme, et, comme si le songe voulait lui murmurer à l’oreille quelque chose d’inexprimable, une ambiance délicate emplit l’atmosphère chaude d’une paisible nuit d’été.

            C’est alors qu’il constata qu’il n’était pas seul. Quatre enfants couraient sans que l’on entendît leurs pas. Ils cessèrent leur jeu pour prendre place autour de lui. Cela s’accompagna d’un bruissement réconfortant : ce fut l’expression vitale la plus pure qu’Anthony eut pu entendre. Pour la première fois, le songe fut résolument doux. Alors, il sentit son état se bouleverser ; il fut bien.

            Anthony eut envie, tout à coup, de partager sa lucidité subite, de se faire plus paternel encore qu’il ne l’était, de livrer des leçons de vie comme elles lui venaient, en bloc, vraies, et suffisamment concises pour tenir en quelques mots. Il se sentit l’âme d’un ecclésiastique. S’il ne s’était pas retenu à temps, ou si son rêve lui eût permis, sans doute aurait-il pris l’un de ses fils par l’épaule et lui aurait-il asséné d’une voix sûre quelque dogme qu’un père enseigne parfois en croyant n’être jamais démenti. Mais tout cela aurait été faux, et aurait dupé Anthony plus que tout ; il n’avait aucun goût pour le dogme, ni pour sa transmission. Pourtant, Anthony s’apercevait qu’il aurait bien voulu faire don de son nouveau savoir – qui consistait surtout à voir dans le creux du doute quelque chose d’à peu près clair, et à profiter de son mieux de cette mise au point fugace.

            A ce moment, Anthony avait-il conscience du caractère artificieux de ce qu’il voyait ? Pensait-il ses yeux ouverts ? Peut-être. Peut-être ne s’en souciait-il plus. Peut-être qu’en cet instant rattraper l’éclat de lucidité qui venait de s’offrir à lui était déjà redevenu une obsession. A nouveau, il eut peur. Il put cette fois identifier l’objet sans difficulté : Anthony eut la crainte de connaître un autre de ces moments qui s’étiolent sans que l’on puisse les contempler, encore moins les saisir. Un de ces moments qui, à l’instant où l’on réalisait leur valeur, se brisaient ; et le fracas leur donnait une forme plus ronde, avec des traits plus communs – ceux-là se laissaient attraper, mais Anthony ne se souciait plus de les vivre. Des traits communs, il en avait plein sa mémoire ; elle débordait de banalités. Il aurait voulu regarder en arrière et voir, partout, de l’extra-ordinaire. Sa contrariété naissait de ces instants plats car incompris, insuffisants puisque grossièrement mesurés, retenus seulement pour la déception de leur potentiel. Pire, lorsqu’Anthony s’efforçait de clore ce passé en y revenant sciemment et avec l’apparence de la maîtrise, en s’épuisant à fermer une boucle pour la ranger avec un soin artificiel et impropre, l’écarter enfin et attendre en espérant que s’en ouvre une neuve dont il pût s’emparer pleinement, il s’empêtrait dans d’antiques méandres plus inaccessibles, plus dangereux aussi. Alors, Anthony finissait par se perdre entre ces souvenirs flottants, inexploités ou tout simplement inachevés. Que lui faudrait-il pour ne pas se laisser submerger ? Les points où il avait fixé sa mémoire s’effaçaient un à un, comme il les regardait : plus il scrutait, plus leur artificialité se découvrait. Leur vacuité était désormais incontournable. Les reliques de sa mémoire pillées, que demeurait-il de son identité ?

            D’abord, Anthony voulut lutter, à nouveau, jeter toutes ses forces à l’aveuglette. Au lieu de cela, il capitula devant la masse des contingences, accepta d’être profondément dépassé. Frappé par une beauté qu’il n’avait jamais encore décelée, il essaya de se contenter, pleinement, de l’instant qui s’offrait virtuellement à lui.

 

            Mais, avant de le saisir, il s’éveilla.

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