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ATELIER D'ECRITURE

Portraits d'Anciens élèves

du lycée Chaptal de Paris

 

​

Anthony Valentini

par

Eléonore d'Aillaud

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 CARNET DE SOUVENIRS

Pages arrachées

 

Page 56 :

 

7h30

Le réveil sonne. Vibrations intenses sur le bois de la table de nuit et sonneries à répétition dans toute la pièce, ça éclate comme un orchestre. C’est comme si la terre se mettait à trembler, chacun s’en donne à coeur joie. A moi, le rôle du messie à la main délivrante. Celle-ci tâtonne sur la surface lisse du meuble de chevet et se balade, impuissante, la sonnerie continue de retentir. A ce moment précis je donnerais tout pour qu’elle s'arrête, que toute cette violence sonore cesse et me laisse enfin tranquille. Une pression de mon doigt encore hésitant et la machine infernale s’éteint. Sentiment de soulagement. Le silence, à nouveau. Chaque matin la scène se répète. 

Les yeux encore collés et le visage embrumé de rêves, je me lève en silence.

Coup d'œil par la fenêtre : nuages gris. 

Je m’habille. Chemise bleue aujourd’hui, pour aller avec le bracelet interchangeable de ma montre. 

Tiens, Ulysse passe, sa toge animale perd un nuage de poils qui vient se fixer sur le pantalon que j’ai enfilé.

7h42

La maison est encore calme. Les enfants n’ont pas école le mercredi.

Je jette un coup d'œil dans la bibliothèque Folio. Immensité littéraire rassurante. Finalement tous ces 3,10€ forment un ensemble digne de ce nom. Leur aspect parfaitement identique les rend réellement esthétique, ou est-ce alors l’uniformité du tout ? Je ne saurais dire.

Le visiteur curieux qui viendrait feuilleter quelques pages s'apercevrait que certains d’entre eux emprisonnent de discrets post-it, d'autres de petites gloses organisées par couleur. Je me rends compte que j’ai développé un attachement profond pour ces petits objets. Je ne les lirais pas à nouveau, mais lorsque je les vois, là immobiles, parfaitement alignés, je les imagine à nouveau dans le contexte de leur lecture. Amusant de voir ses monuments de la littérature réduit à un mutisme total et dépendant de la main du premier inconnu.

Moment de nostalgie matinale.

Je m'assiérais bien là, paisible, quelques instants par terre, à retrouver ces objets de mon passé dans le matin feutré. 

La réalité n’a pas le temps pour ses divagations. Mon téléphone indique 7h50.

Les mouvements mécaniques se succèdent, café chaud qui brûle les lèvres, pianotement sur le téléphone, ajustement de la coiffure.

8h

Départ pour le bureau.

Au milieu du brouhaha de la ville, je sors mon casque, le place sur ma tête et les bruits s’étouffent. J’allume l'appareil, à cet instant, magie du hasard, mon téléphone me suggère une chanson d’Orelsan. Incroyable. Voilà peut-être 10 ans que je ne l’avais pas entendue. Bien plus qu’une chanson, cette musique fait ressurgir toute mon année d'Hypokhâgne à Chaptal avec elle.

Je reste troublé par cette coïncidence parfaite. La chanson “Changement” est la même que dans mes souvenirs. Elle a été conservée par le temps. Moi, 15 ans plus tard, ma vie n’est plus la même. 

Au rythme des basses régulières et des paroles parfois piquantes, je vois défiler de nombreux  souvenirs de ces années en classe préparatoire : ces copies de dissertation qui n’en finissent plus (15 ans que je n’ai pas écrit autant peut-être), l’image de ce garçon assis à califourchon sur sa chaise et qui est entré à l’ENS, le parquet de la salle Prosper Goubaux qui plie sous les pieds dans un grincement gémissant, cette professeur de géographie détestable au possible, ou simplement l’odeur de la cigarette à la sortie du lycée. C’est surtout d’elle dont je me souviens. Mineure mais bien présente, elle était là en permanence. Je me souviens de ce geste d’automate. Et puis de cette odeur qui collait à mes vêtements. 

 

Page 37 :

 

Une salle de classe au remugle lourd d’une fin de journée, les cahiers qui se ferment, le brouhaha d’une classe et puis le parquet qui grince sous les pas pressés des élèves. Quelques échanges avec les autres.

Dehors, dans la cour, l'air frais de la fin de journée.

En sortant nous nous retrouvons au niveau de la rambarde du trottoir, en face du lycée. Certains fument, d’autres discutent. Je retrouve mon ami, nous rions tout en évoquant la réprimande de notre professeur quant à notre comportement pendant l’examen. De toute évidence notre imitation de mitraillette avec les “blancos” de nos trousses ne lui a pas plu.

Une voiture passe, son pot d’échappement diffuse un épais nuage noir qui nous prend à la gorge. Gênés par l'odeur, nous toussons éjectant l’effluve nauséabonde hors de nos bouches.       

Le temps de reprendre mon souffle j’allume une cigarette. J’aspire, la fumée traverse ma gorge. Un sentiment de satiété m’envahit. La senteur de cigarette s’est déjà déposée sur mes doigts. Elle se répand sur mes vêtements, sur mes lèvres et c’est elle qui m'écoeure le soir lorsque je sens le tabac froid sur mon sac de cours et dans ma chambre. Pour le moment elle me berce et me rassure.     

 

 

 

 

Page 68

 

La rambarde devant le lycée, un filet de fumée qui sort des cigarettes de chacun. J’observe le ciel gris et sombre parisien. J’expire ma bouffée de fumée, un nuage blanc sort de ma bouche. Épais et dense, on pourrait avoir envie de le toucher, il doit être doux. Je ne vois plus les autres élèves, devant moi apparaît un nouvel horizon, des moutons gris à perte de vue telle une mer de nuage. 

La fumée néfaste a disparu, l’air filtré de l’avion l’a remplacé. J’arrive à Singapour dans 5h.

La vue est splendide depuis le hublot. Les nuages forment un tapis aux milles couleurs, à la fois rose, orange, violet. J’aimerais garder toute ma vie cette image parfaitement intacte dans mes souvenirs. Le soleil se lève et ils vont bientôt servir le petit déjeuner.

Il faut que je m’active, j’ai regardé des films une bonne partie de la nuit alors que je m'étais promis de finir cette dissertation de lettres dans l’avion. Je sors ma trousse et cale ma copie sur la petite tablette du fauteuil. Drôle de situation finalement. Cette copie vierge, encore uniformément blanche d’un côté, et de l’autre le spectacle fascinant et aveuglant du réveil de la nature. Lentement à mesure que naît le jour, ma copie prend vie. Le sujet me plaît, je ne m'arrête pas d’écrire. Le temps passe, insensiblement, j’ai fini une bonne partie de mon devoir. Je relève la tête, les nuages ont disparu, la mer d’un bleu profond me rappelle la couleur de l’encre sur la copie. La symbiose est parfaite.

Je finirais le devoir plus tard, sur le chemin du retour peut-être. Avec un peu de chance un nouveau spectacle bercera mon écriture.  

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