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ATELIER D'ECRITURE

Portraits d'Anciens élèves

du lycée Chaptal de Paris

 

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Anthony Valentini

par

Marie Lafaye

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Anthony entend toujours le coup arriver avant de le sentir sur sa peau.  Il a eu le temps d'analyser le processus maintenant, de comprendre, comme un scientifique qui décortique tous les éléments, l’enchaînement qui fait que sa joue, sa cote, son ventre, son épaule, perçoivent la douleur sourde du poing qui heurte son corps.

D'abord, il y a le son. Comme lorsqu'il était petit et qu'il attendait avec fascination que le bruit de l'éclair gronde dans le ciel après sa lumière. A 37 ans, il attend plus impatiemment la sensation de l'impact, après avoir déjà entendu le son du souffle d'air du poing déterminé qui plonge vers lui avant le bruit humide du cuir contre sa peau mouillée. 

Ensuite, parfois, il y a l'odeur. Avec l'élan du bras qui s'approche, vient l'odeur de sueur, de cuir et de plastique, le rance des vieux vêtements de sport et, parfois,  l'odeur unique de celui d'en face, un mélange de shampoing, de déodorant, de lessive ou de parfum.

Pour finir, c'est la sensation pure de l'impact. Ce n'est pas agréable mais ça ne fait pas mal, pas vraiment, pas avec les gants.

Cette sensation de l'impact dans un match de boxe, Anthony l'a elle aussi analysée inconsciemment depuis longtemps maintenant.

Ce n'est pas une mauvaise sensation mais ce n'est certainement pas la raison pour laquelle il prend du temps, au moins une fois par semaine, loin de son travail, de ses enfants et de sa femme pour entrer dans la salle de sport.

Tout l’intérêt de la boxe réside plutôt dans le processus à la fois sportif et intellectuel qui fait que le corps et l'esprit ne font plus qu'un, n'ayant plus pour seul objectif que la victoire.

Parce qu'Anthony aime gagner.

Il y a longtemps qu'il a compris ce fait finalement assez simple et intrinsèque à sa personnalité. Il l’a accepté avec une relative facilité. Pourtant le moment où il l'a vraiment réalisé pour la première fois reste encore dérangeant, comme un petit caillou dans la chaussure qu'est son cerveau, un caillou désagréable qu’il sent lorsque son esprit tourne à vide. Il n'en a plus honte, cependant, pas vraiment. Jeune, il a accompagné ses parents à Singapour pour leur travail et il faisait alors de l'athlétisme par plaisir. De cette période de sa vie lui sont venues trois conclusions. Anthony aime voyager à l'étranger, Anthony aime le sport et Anthony déteste perdre.

 

 

 

Il avait adoré vivre dans un autre pays, découvrir une autre culture et il était toujours persuadé que les bourlinguements de ses parents l'avaient grandement aidé à devenir la personne qu'il est aujourd'hui. A Singapour s’était confirmé son goût pour la course et le sport. Et, bien sûr, il détestait perdre, au point même que malgré les instances de sa mère pour qu'il participe à la course du lycée, il avait refusé, il ne s'était même pas laissé une chance parce qu'il savait qu'arrivé sur la ligne de départ, il regarderait autour de lui et que le seul horizon devant lui, serait l’échec. Mieux valait ne pas participer que risquer de perdre. Sa mère avait refusé de lui parler pendant des jours.

Même sensation en arrivant en hypokhâgne à Paris. Regard circulaire autour de lui dans la classe, ses camarades aussi sur la ligne de départ : et il a tout de suite su qu'il ne ferait pas partie des rares élus à rencontrer le bandeau des vainqueurs.  Cela n'a pas empêché les années de prépa d'être parmi les plus belles de sa vie. Celles dont il aime se souvenir avec nostalgie. Il a gardé en lui l'odeur du bois et la forme des interstices entre les lattes du plancher usé de Chaptal, la couleur jaune atroce qui lui rappelle celle de sa salle de classe. Il voit encore les mansardes de la salle Prosper Goubaux où son meilleur ami, en plein concours blanc, cachait un sourire polisson derrière sa main, alors que leurs deux poitrines tremblaient de rires incontrôlables. Son meilleur ami, invité à son mariage avec lequel il aurait pu se remémorer cette période de leur vie. Il aurait pu... mais il se heurtait à un refus. Peut-être tout le monde n'avait pas son rapport au temps. Cette sensation qu’il avait toujours de vouloir désespérément se souvenir du passé comme d'un moment sacré et intouchable. L’impact de la nostalgie, toujours, là, même, en face de son adversaire qui vient de lui décrocher un coup dans les cotes.

Ce n'est ni la première ni la dernière fois qu'il aura ce type de réflexion, tout particulièrement durant un match. C'est pourtant précisément ce qu'il essaie d'éviter. Comme un toxicomane. Depuis quelque temps il délaisse le rugby pour la boxe. Il faut que son être tout entier soit tourné vers un seul objectif, son esprit accaparé par la seule stratégie à adopter, son corps s’appliquant à la suivre le plus fort possible, le plus intensément possible. Son travail, ses chats, sa femme qu'il aime pourtant tant, ses enfants à qui il voue volontiers tous les autres instants de sa vie peuvent disparaître durant ces quelques minutes de vide. Il n'y a plus rien. Paradoxalement, alors que son cœur bat à pleine vitesse et vibre dans sa cage thoracique, alors que son sang pulse en réponse, chaud et rapide, alors qu'Anthony transpire, que son souffle est court et haché, il semble que tout s'arrête. Et comme un drogué, il y revient, à la recherche de ces instants de vide et de silence.

Pourtant parfois, sans explication, le match enclenche un train de pensée qui vient heurter ces moments passés de sa vie qu'il n'a pas encore eu le temps d'accepter.

Cette fois-ci c'est la sensation du coup particulièrement violent de l'adversaire qui lui coupe le souffle un instant. Des profondeurs de ses souvenirs jaillit une des seules fois où il a ressenti cette douleur qui coupe soudainement tout l'élan de son corps. C'était quelques années après son hypokhâgne. Sa professeur de géographie ne l'avait jamais particulièrement aimé lorsqu'il était son élève, il l'avait toujours ressenti, et il faut reconnaître qu'Anthony n'avait pas été le plus brillant de sa classe, et voilà qu’il l’avait rencontrée, lui avait raconté avec fierté ses succès à la Chambre de Commerce, jusqu’à ce qu’elle le coupe par sa phrase brutale « je n'aurai jamais misé sur vous ». La violence des mots lui avait coupé le souffle, comme le coup de poing qu'il venait de recevoir. Comment pouvait-on être aussi brutal envers une personne ? comment avait-elle pu questionner devant lui sa capacité à devenir quelqu'un, comme si l'image qu'il lui avait renvoyée des années plus tôt avait paru à ses yeux d'une médiocrité si profonde qu'elle avait haussé les sourcils en entendant ses succès. Et il était resté muet, pris au dépourvu. Toujours en colère, il pensait souvent à ce qu'il aurait fallu lui dire.

Mais là, pendant un match de boxe, sur un terrain qu'il connait, il ne refera pas la même erreur. Au lieu de rester immobile, trop choqué pour faire le moindre mouvement, il redouble d'efforts. Ses coups se font plus puissants, plus précis : Anthony réfléchit, établit sa stratégie le plus vite possible et son corps, volontaire et déterminé, trouve la bonne réponse.

Finalement, dans les dernières minutes, il surprend son adversaire qui profitait de sa distraction et, le cœur battant jusque dans ses tympans, le souffle douloureux contenu dans sa cage thoracique qui lui parait soudain si étroite, il met son adversaire à terre.

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