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ATELIER D'ECRITURE

Portraits d'Anciens élèves

du lycée Chaptal de Paris

 

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Anthony Valentini

par

Manon Azgui

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21h. Fin du dîner. La dernière cuillère de petit suisse avait cet arrière-goût amer qui annonce la fin du repas et le début des chamailleries quotidiennes à propos du nettoyage de la table. « Pourquoi c’est tout le temps moi qui débarrasse ?!

- Parce que c’est moi qui ai mis la table !

- Mais c’était pas ton tour, tu l’as fait exprès !

- Et d’ailleurs, pourquoi lui, il débarrasse jamais ?

- Tu sais très bien qu’il n’a que quatre ans, intervint Anthony. Et en parlant de ça, c’est l’heure pour toi d’aller au lit, mon bonhomme. »

Il échangea un regard de connivence avec sa femme, qui prit la main du benjamin et monta à l’étage pour le border. Lorsque les trois aînés terminèrent de débarrasser la table, Anthony prononça cette phrase qu’ils redoutaient tant. « À 21h30, vous descendrez tous vos écrans ! »

Après avoir râlé comme il se doit, ils commencèrent à se ruer dans les escaliers pour gagner leur chambre. Cependant, le père de famille retint son aîné. « Attends, reste avec moi un peu, tu veux une tisane ? »

Celui-ci le regarda d’un air interrogateur. Il le suivit de nouveau jusque dans la cuisine, et ils s’assirent côte à côte. « Alors, comment ça s’est passé aujourd’hui au collège ?

- Bof, normal. On a vu le prof principal, il nous a demandé de réfléchir à notre orientation pour le lycée.

- Ah, intéressant. Et qu’est-ce que tu en penses ?

- Je sais pas trop, j’y ai jamais réfléchi sérieusement avant. En fait, ça me stresse un petit peu, parce que les autres avaient l’air de savoir où ils voulaient aller, voire même ce qu’ils voulaient faire adulte, et pas moi.

- Ne t’inquiète pas, moi non plus à ton âge, je ne savais pas ce que je voulais faire. C’est d’ailleurs ce dont j’ai parlé aujourd’hui, aux élèves de Chaptal. On en a parlé à table, tu te souviens ?

- Et qu’est-ce que tu leur as dit, par rapport à ça ?

- Eh bien, c’était quand je leur parlais de mon expérience en prépa. Je leur ai expliqué qu’à leur âge, je n’avais aucune idée du métier que je voulais faire, ce qui est totalement normal. Et ça l’est d’autant plus pour toi, puisque, quand tu seras en âge de travailler, tu auras la possibilité d’exercer une profession qui aujourd’hui n’existe pas encore. Et au contraire, certains métiers que nous connaissons aujourd’hui n’existeront même plus. Donc, je pense qu’à ton âge, ne pas savoir quel métier tu veux faire, c’est pas grave du tout.

- Mais au lycée, tu savais au moins que tu voulais travailler dans le monde politique ?

- En quelque sorte, oui. Évidemment, à seize ans, je ne m’étais pas dit que je voulais absolument être directeur de la Chambre de Commerce et de l’Industrie de Vendée. Cependant, il est vrai que j’ai été intéressé très vite par la chose politique. J’ai d’ailleurs voulu faire sciences po, avant tout. Cependant, en ce qui te concerne, tu découvriras sans doute plus tard ce qui t’intéresses vraiment. Pour l’instant, il faut que tu te concentres sur le choix de ton futur lycée. On cherchera ensemble, si tu veux.

- Oui, s’il te plaît. Ça m’aiderait beaucoup. »

Ils échangèrent un sourire complice. A cet instant, les deux mascottes du foyer firent leur entrée dans la cuisine. Ulysse et Bambou étaient des chats qui se laissaient chouchouter par la famille Valentini, et qui profitaient de toute occasion possible pour se faire nourrir. Et c’est ce que fit Anthony, puisqu’ils se leva et leur remplit presque à rab bord leur gamelle de croquettes. « Qu’est-ce qu’on les gâte, ces deux-là », sourit Anthony.

- Au fait, Papa, tu ne m’as jamais vraiment parlé de la prépa.

- C’est ce que tu voudrais faire ?

- Non, pas forcément. Mais je me disais que tu ne m’as jamais vraiment parlé de cette époque-là, au contraire de tes années de lycée à Singapour. D’autant plus que si tu y es retourné aujourd’hui, c’est que ça t’a sûrement marqué.

- Dis donc, moi qui me plaignais de ne jamais pouvoir en parler avec mes anciens camarades de classe, me voilà servi, entre toi et les élèves de tout à l’heure. »

Anthony se leva de sa chaise tout en parlant, et se dirigea vers la bouilloire électrique qu’il remplit d’eau pour ensuite appuyer sur le bouton « marche/arrêt ». « Tout d’abord, ce que tu dois savoir du moi qui étais en prépa, c’est qu’il était en fait assez immature. Même si j’ai toujours été de nature curieuse et désireux d’acquérir des connaissances, je me suis très vite senti en décalage avec les autres élèves.

- C’est-à-dire ? Tu ne t’entendais pas avec les autres ?
- Non, pas dans ce sens-là. Tu le sais, la prépa n’était pas mon objectif de base, alors qu’en face de moi, j’avais des camarades de classe qui voulaient absolument passer les concours. Mais sinon, je m’entendais bien avec les autres. C’est même moi qui ai déniché notre QG, le « 3 Pièces Cuisine », un café à deux minutes du lycée !

- Dans ce cas, qu’est-ce qui n’allait pas ?

- Eh bien, je pense que je ne me suis pas assez donné à fond. Le fait de savoir que je n’allais pas être premier m’a peut-être un peu freiné dès le départ. En fait, c’était comme lors de cette course, à Singapour. Voyant que les autres coureurs étaient tous plus rapides que moi, je ne me suis même pas donné la peine d’aller jusqu’à la ligne d’arrivée. Ta grand-mère m’en a beaucoup voulu. Elle ne m’a pas adressé la parole pendant une semaine, tu te rends compte ! »

Le jeune garçon gloussa tout en imaginant son père, si confiant dans les starting-block, se décomposer devant l’incroyable foulée de tous ses adversaires. Il essaya alors de le taquiner. « En fait, t’es un mauvais perdant ?

- Moi ? Mauvais perdant ? s’offusqua faussement Anthony.

- Dans ce cas, tu n’étais même pas un peu jaloux de tes camarades de classe qui réussissaient le mieux ?

- Impossible. Au contraire, c’étaient des gens qui ont eu ce que j’appelle « une réussite alternative », c’est-à-dire qu’il n’avait pas du tout le profil que je me faisais des premiers de classe en prépa. Par exemple, il y en avait un qui passait tous ses examens assis en tailleur sur sa chaise.

- Marrant. Mais pour toi alors, pourquoi tu n’étais pas premier ? T’es censé être le gendre idéal, hein ? plaisanta le garçon.

- Parce que c’est comme ça. Tu sais, il ne faut pas que tu fasses comme moi, lors de cette course à Singapour, mais que tu comprennes dès maintenant qu’on ne peut pas toujours être premier. Et retiens bien aussi que ça ne t’empêchera pas de réussir. Regarde, même si je n’étais pas le meilleur de ma classe, j’ai quand même fait des Sciences Politiques ensuite, comme je le voulais depuis longtemps. Je sais que toi aussi, comme moi auparavant, tu aimes être parmi les meilleurs. Mais j’insiste, sois rassuré à ce sujet.

- Oui, ça me rassure en quelque sorte, soupira le garçon, mais honnêtement, j’ai besoin d’être dans les meilleurs pour prouver ce que je vaux.

- Écoute, je veux bien entendre ce que tu me dis là. Simplement, c’est pas en essayant de prouver aux autres que tu es le meilleur qu’ils voudront bien le voir. Parfois, les gens sont juste idiots ou refusent de t’apprécier à ta juste valeur. Justement, je vais te raconter une mésaventure qui m’est arrivée à ce sujet-là en prépa. »

Anthony ouvrit un placard et se saisit de trois tasses, l’une bleue, l’autre blanche, et la dernière rouge. Il déposa un sachet de tisane dans chacune d’elle et y versa l’eau chaude, qui au contact des herbes séchées se teinta légèrement de rose. Il tendit un des mugs à son fils et se rassit finalement, sa tisane à la main. « En prépa, nous avions tous les semestres un entraînement aux concours, pendant lesquels nous passions des examens dans chaque matière. Une fois, pendant l’épreuve de géographie, j’avais besoin d’un blanc pour effacer une rature ou je ne sais quoi. Comme j’étais à côté d’un de mes amis, je me suis tourné vers lui pour savoir s’il en avait un. Heureusement pour moi, ou pas, il en avait un. Mais pas une souris, comme tu utilises, la version stylo, avec des billes à l’intérieur. Et justement, le bruit des billes du tipex, qui selon nous, ressemblait à un bruit de mitraillette, nous a bien fait rire. Donc il s’est mis à imiter le geste avec le tipex dans les mains. Malheureusement pour nous, la prof de géo nous a pris en flagrant délit, et nous a bien réprimandés comme il le fallait. Cependant, même si ce ne sont pas des choses à faire, tu vois bien que si on y repense, ce n’était qu’une bêtise de rien de tout. Nous n’étions pas en train de tricher par exemple. Mais je crois que ça l’a marquée, voire vexée personnellement. Je suis retourné à Chaptal plusieurs années plus tard pour un forum, et j’y ai revu cette prof. Nous avions un peu discuté et je venais de lui expliquer ce que je faisais dans la vie, ce que j’étais devenu. Et je ne veux pas manquer de modestie, mais je pense m’en être très bien sorti. Eh bien figure-toi qu’elle m’a répondu l’une des cinq choses les plus blessantes qu’on m’ait jamais dites : Je n’aurais jamais misé une pièce sur vous.

- Mais c’est horrible ! s’indigna le garçon, outré que l’on puisse penser cela de son propre père.

- Eh bien tu vois, même si cette femme a pensé une telle chose à mon sujet, ça ne m’a pas empêché de réussir. Tu comprends pourquoi tu ne dois pas entrevoir ta réussite que par le regard des autres ?

- Oh que oui. C’est bien compris. Moi, à ta place, je me serais mis en colère. J’espère que tu n’as pas laissé passer ça ?

- Oh, tu sais… » répondit Anthony en haussant les épaules.

Le père et le fils avaient à peine siroté la moitié de leur boisson que la femme d’Anthony fit irruption dans la cuisine, contrariée. « Anthony ? Qu’est-ce que tu fais ? Il est 21h45 !

- Oh non ! Les écrans ! S’écria-t-il, agacé d’avoir manqué à son rôle de père idéal.

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