DISPOSITIFS
Le commun des mortels
Carte 15
C’est le monsieur assis sur le rebord de béton près de la porte du parking. Il est habillé simplement, proprement. Il a toujours à la main un livre, un journal, parfois en français, parfois en une langue étrangère aux caractères cyrilliques. Il fait souvent des mots croisés. Lorsqu’une voiture s’annonce, il lève les yeux au-dessus de ses lunettes en demi-lune d’hypermétrope, met sa main devant la cellule photo-électrique qui déclenche l’ouverture de la porte basculante, fend son visage d’un large sourire et incline la tête pour dire bonjour. Certains, derrière leur pare-brise plus ou moins teinté répondent rapidement, certains baissent la vitre et lui adressent un signe poli, d’autres passent sans rien voir, la tête droite, les yeux rivés sur le capot qui retient leur attention concentrée pendant les quelques secondes nécessaires à l’ouverture de la porte. Hiver comme été, du matin jusqu’au soir, il est assis là, à l’abri de la pluie. Lorsque les rayons du soleil pénètrent jusqu’au coeur de la rue étroite, bordée d’immeubles élevés, il déboutonne sa chemise, laisse voir son torse bronzé, amaigri par l’âge et par l’usure, et poursuit sa lecture. Il porte des sandales ouvertes ; son gros orteil est bandé.
Lorsque le froid est particulièrement mordant, on le retrouve sur le quai du métro, à la station la plus proche, assis sur un banc, les yeux plongés dans son livre. Il ne dort pas, il ne boit pas, il est seul. La rue s’est habituée à lui, à son silence, à sa solitude. Le monsieur assis sur le rebord de béton a ouvert la bouche pour poser une question ; il a vu le véhicule des pompiers s’arrêter devant l’immeuble, stationner quelques instants, il a vu les trois hommes à la haute stature redescendre avec un enfant qu’ils portaient et qu’ils ont dû poser pour le laisser vomir, il a vu le camion repartir, il a entendu pendant longtemps la sirène qui retentissait entre les façades encaissées.
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