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Isabelle

Mimouni

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ATELIER D'ECRITURE

Portraits d'Anciens élèves

du lycée Chaptal de Paris

 

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ANNA

par

Lily Reynes

Anna par Lily.jpg

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Portraits d'ANNA

Anna émerge du métro Mairie de Saint Ouen. Elle se sent aussitôt assaillie par l’agitation de la ville. La vie bat déjà son plein ici: un bus a raté son virage et bloque la rue en faisant un drôle d’angle, concert de klaxons, les vendeurs à la sauvette se jettent sur la première proie, proposent à Anna et ses beaux cheveux lisses de se faire des tresses africaines, en cinq minutes, cinq minutes, elle décline gentiment ne pensant vraiment pas avoir le temps, une prochaine fois peut-être; les doyens du quartier ont rejoint leur banc de prédilection, la canne entre les jambes, épiant les passants comme les sages de quelque conte oriental. Le brouhaha de la ville lui rappelle Montmartre, les rues de son enfance. Son premier jour d’école. Les pentes en moins. Les klaxons en plus. En tout cas, ça la change de la rue de Breteuil. Elle sourit.

Anna jette un rapide coup d’œil à sa montre. 7h20. Il est encore tôt, juste le temps de fumer une dernière cigarette. Elle s’en est roulé tout un stock la veille, sachant que ses mains trembleraient trop aujourd’hui pour s’adonner à une quelconque activité manuelle. Elle a bien fait. Ses mains tremblent assez pour qu’elle s’y reprenne à trois fois avant de réussir à allumer sa cigarette. La première bouffée la détend à peine. Elle a connu les concours académiques, les oraux du Capes, les publics éclectiques, et pourtant, ce qu’elle ressent à ce moment n’est en rien comparable. Un mélange d’appréhension, d’excitation et d’angoisse. Elle ne peut pas s’empêcher de se dire que le premier cours, c’est comme la première note d’un morceau: il ne faut pas la rater, sinon, on a beau jouer Chopin comme Raskolnikov, le public ne pardonne pas.

7h30. Le moment n’est plus à faire des métaphores musicales, il faut y aller. Elle sort son téléphone pour chercher le chemin le plus rapide. En le déverrouillant, elle contemple son fond d’écran. Jane Doe. La photo la conforte davantage que la nicotine. Elle a pourtant déjà joué devant des publics, plus ou moins attentifs d’ailleurs. Qu’est-ce qu’ils ont de si différent... Après tout, ce ne sont que des enfants. Elle se met en marche.

Et pourtant, c’est déjà beaucoup un enfant. Ses mains se remettent à trembler. C’est si innocent un enfant. Ça n’attend qu’à être formé, à prendre forme. Qu’est-ce qu’elle peut bien leur apporter, elle qui vient à peine de quitter le rôle d’élève ? 

On a quel âge en cinquième ? 11 ans ? 12 ans ? On pense à quoi ? On lit quoi ? Est-ce qu’on lit déjà ? 

Bien sûr qu’on lit en cinquième. Elle se revoit gravir les versants montmartrois avec sa sœur jumelle, livre à la main (sûrement Harry Potter ou Le Petit Nicolas), le premier jour de collège. Aujourd’hui, c’est aussi un premier jour de collège, sauf qu’elle est seule et que son appréhension ne porte plus seulement sur quelques nouvelles chaussures ou sac Eastpack.

 

7h45. Des cris d’enfants extirpent Anna de ses pensées. Elle se rend compte qu’elle est déjà arrivée au niveau de l’établissement. Un écriteau détonne sur la façade fatiguée: « internat d’exception ». L’expression la fait sourire. Pas besoin d’y avoir mis les pieds pour deviner qu’il n’y a d’exceptionnel que le nom. Quelques jeunes sont déjà regroupés devant la grille et parlent avec effervescence. Certains portent, comme s’il s’agissait de toute la misère du monde, un cartable plus grand qu’eux, d’autres font passer leur téléphone de mains en mains comme autant d’objet de vénération. En passant à côté d’eux, Anna se surprend à entendre des mots inconnus. « Hendek » ? Il faudra qu’elle cherche la définition ce soir, c’est peut-être un mot important à savoir.

Elle dépasse les enfants et se présente à la porte mais se trouve aussitôt arrêtée par une gardienne peu amène qui lui demande sa carte de lycéenne. Elle ne sait pas si elle doit être fière de montrer sa carte de professeur ou inquiète de se fondre si facilement parmi les élèves. Elle ne va pas mettre un tailleur pour qu’on la prenne au sérieux tout de même. 

 

7h50. Elle se dirige vers la salle des profs. Ses collègues sont sympathiques mais expéditifs, eux-mêmes pris dans le maelström du premier jour, la photocopieuse qui bourre, l'affichage des salles de classes difficile à décrypter. La journée de pré-rentrée et le discours quelque peu ampoulé du proviseur n'auront pas suffi la veille pour se familiariser avec cette ville dans la ville et ses usages. Elle quitte assez rapidement la salle, qui lui reste encore trop inconnue pour qu’elle se sente à sa place.

 

7h55. Anna traverse l’établissement pour se rendre dans sa classe. Elle perçoit les premiers marrons au pied des arbres de la cour, l'odeur de l'encaustique du parquet, le grincement des gonds, les cavalcades dans les escaliers, tout lui saute à la mémoire. La fierté du nouveau sac, la peur de perdre ses amis en changeant de classe. Elle ne sait discerner entre ses sensations d'élève et d'enseignante.

 

8h. Salle B2. Anna se prépare à toquer et se reprend aussitôt. Elle pousse la porte. 30 regards sont rivés sur elle. Que la musique commence.

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