
Isabelle
Mimouni

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ATELIER D'ECRITURE
2025
Ecrire avec...
Omar Youssef Souleimane
et
Lili Gualtieri
p. 142
Salim : je ne suis pas sûr que tu sois présent mais je le souhaite. J'ai toujours rêvé de te revoir, de continuer le chemin ensemble. Je suis heureux pour toi, tu t'es construit une nouvelle vie ailleurs, peut-être aurais-je dû faire de même. Mais je suis obsédé par cette résistance, cette région qui m'attire malgré toutes ces ruines.
Je lis ces cinq lettres sur la feuille couleur blanc cassé, couleur similaire à celle d’un fantôme. Est-ce le fantôme de mon ami, ou le mien ? Ou les deux ? Le fantôme de Naji comme réapparu d’on ne sait quel monde, interpellant cette part de moi que j’avais abandonnée en le laissant, en les laissant tous.
Salim.
Il s’en est écoulé du temps sans que je ne fusse nommé ainsi. Par ce prénom. Celui que mes parents m’ont donné. Celui que je lis sur mes papiers officiels, mais pas celui par lequel je demande à être nommé.
Salim.
Par une journée nostalgique, frappé par le mal du pays il y a quelques années, j’avais recherché les significations. Parfait. Pur. Intact. Sain. En sécurité.
En sécurité. A croire que ma mère avait deviné dès le jour où elle m’a mis au monde. Elle avait deviné que je partirai pour me mettre en sécurité autre part, loin d’elle, loin des miens.
Il a suffit de cinq lettres pour que mes pensées divaguent. Le mot divaguer est une magnifique invention de la langue française. J’ai le sentiment - ou plutôt la sensation - de tanguer. La houle transporte mon esprit bringuebalant. Je revois l’écume. Je sens à nouveau l’air salé se déposer sur ma peau, mené là par une brise caressante. Je fais face à la Méditerranée. Je la contemple, à nouveau. Depuis la ville où j’ai grandi ou bien depuis le bateau par lequel j’ai fui, je n’arrive pas à le déterminer. Je sais simplement que pour quelques secondes oniriques, je suis à nouveau lui. Je suis à nouveau moi.
Salim,
Prénom abandonné au dépassement d’une marée.
Je me remémore un soleil d’or que j’ai laissé derrière moi,
Un pays où les balles pleuvaient,
Un pays où on noyait les lois.
Anonymat,
Perte d’une identité qui résonne avec perfection,
Pureté initiale diluée dans la nostalgie d’un lieu perdu,
« Bayt » [ بيت - Maison ] tracé dans le sable avant disparition,
Avant qu’à chaque onde s’éloignent les vagues échos d’une jeunesse révolue.
Lassitude,
Sentiment de ne trouver ma place nul part,
Quelle chance d’être accepté partout, quelle malchance de ne savoir où s’installer.
Mon ancrage - mon prénom - a coulé, il est trop tard,
On a coupé le câble et le bateau s’en est allé.
Inachevée,
Mon enfance a ce goût.
Elle vagabonde tel un fantôme qui aurait péri sans gilet,
Bien loin de La Rochelle, de son air salé, doux,
L’on trouve mes cristaux de souvenirs, arrimés sur un rocher.
Métissé,
Voilà ce que je suis.
Comment ne pas l’être dans un monde où tout bouge ?
Un monde où nombre de pays doivent être fuis,
Un monde où se multiplient les alertes rouges.
Je cligne des yeux plusieurs fois. A chaque brèche qui se crée entre mes cils, à chaque ouverture de mes paupières, je ne sais si je vais me trouver devant la feuille, ou devant la mer.
Noir. Blanc cassé. Noir. Bleu azur. Noir. Blanc cassé. Noir. Blanc de l’écume. Noir. Sable brun. Noir.
Blanc cassé.
L’odeur de l’eau salée s’éloigne. Le mistral se fait de plus en plus lointain.
Blanc cassé. Lignes, encre d’un stylo, écriture de Naji.
Je reprends ma lecture.
Delia : je crois que tu es là, je peux même voir tes yeux se promenant d’une ligne à l’autre.
