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ATELIER D'ECRITURE

Portraits d'Anciens élèves

du lycée Chaptal de Paris

 

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PIERRE

par

Tom Lalloum

Pierre par Tom.png

Pierre sort du palais de justice, il vérifie l’heure sur son téléphone pro. Il pourrait vérifier simplement sa montre à son poignée mais c’est une automatique et il oublie toujours de la régler le matin. Il est 14h16 et il lui faut 30min pour se rendre au Lycée Chaptal, là où il a étudié 10 ans plus tôt. Le rendez-vous est à 15h. Pour autant il préfère se donner un quart d’heure d’avance : « on n’est jamais trop à l’heure ». Le métier de magistrat lui a certainement appris une chose : la ponctualité, on ne peut être en retard à une audience. Pourtant ce n’est pas une audience qui l’attend mais un simple entretien avec des hypokhâgneux s’improvisant écrivains portraitistes le temps d’un atelier. Mais Pierre n’est pas plus détendu. Il traverse le Pont au Change, regarde droit devant lui et profite à peine de la vue. Il pourrait s’arrêter 1 minute pour observer la Seine, le temps qu’un bateau passe sous lui et le rappelle à la réalité. Il ne le fait pas. Il a en tête la station de métro Châtelet, en face, sur l’autre rive, rue de Rivoli. Se rend-il compte qu’il n’est plus sensible aux charmes de la vie parisienne ? Oui. La capitale l’oppresse. Fort heureusement, dans un mois tout cela sera derrière lui. Bonjour Marseille, au revoir Paris. Il accélère le pas comme si la distance entre lui et la station était cette dernière ligne droite, ce dernier mois à accomplir avant son arrivée à Marseille. Enfin, il a franchi le pont. A présent il doit traverser le quai de la Ménagerie. Comme toujours les voitures et les bus s’y agglutinent. « Quel foutoir Paris. 13 ans que je vis ici. » Il y est depuis 2006. A l’époque il avait débarqué de sa Normandie natale pour faire son entrer en prépa littéraire au lycée Chaptal. Aujourd’hui il est magistrat chargé de la communication presse du Parquet de Paris.  « Il est temps que je parte ». Les voitures sont à l’arrêt et klaxonnent. Elles bloquent le passage clouté et le feu est encore rouge mais Pierre n’attend pas et se fraie un chemin à travers elles. Il peut enfin traverser la place du Chatelet et gagner la station. Il descend les marches en trottinant, sort son pass Navigo, le valide et passe les portiques. A peine est-il arrivé sur le quai de la 14, direction Saint Ouen, que le métro est déjà là. Il grimpe dans un wagon : « il n’y a vraiment pas grand monde ». Effectivement le métro parisien est vide vers 14h. Ils doivent être cinq dans sa trame, tout au plus. Pierre s’assoit et sort son téléphone « non ce n’est pas le bon, c’est le perso ». Il cherche le professionnel dans la poche de son blazer noir. Cela fait trois jours qu’il attend un message qui n’arrivera probablement jamais. « Pas un mot. C’est hallucinant ». Pierre s’occupe de l’image du Parquet dans la presse. Les journalistes passent constamment par lui lorsqu’ils produisent un papier sur le Ministère Public. Mais il y a trois jours Le Parisien ne s’est pas gêné pour publier, sans même le prévenir, un article hasardeux sur des magistrats. Le quotidien y dénonce leur présence dans un restaurant clandestin et à la suite de quoi deux de ses collègues ont dû démissionner. « Tout ça pour un sandwich mangé sur le pouce … ». Pierre enrage contre le journaliste à l’origine de l’article. Il a essayé de le contacter plusieurs fois. Il exige des excuses. Mais rien. Il se souvient que c’est mercredi et comme tous les mercredis il a acheté le Canard Enchaîné. Il plonge la main dans son sac et ressort le journal qu’il déplie. Il vient de passer la station Pyramides. Un homme l’observe depuis le carré voisin. Pierre est assis légèrement en diagonale, les jambes croisées. Il porte un costume noir et des chaussures noires. Sur le siège à côté de lui, il a posé son sac à dos, noir. Il tient son journal de telle façon qu’il cache son visage. Sa voisine serait incapable de dire s’il est blond ou brun sans la vitre pour lui refléter sa figure de biais. Dans cette vitre la peau de Pierre semble verdâtre. Un masque, lui aussi noir, recouvre le bas de son visage. Sa barbe de trois jours dépasse sur les côtés, au niveau de sa mâchoire légèrement contractée. Il semble préoccupé. Son travail l’épuise. Ce rendez-vous sera une bulle dans sa journée. Les minutes passent. Pierre lève la tête et plie son journal. Il est déjà arrivé à St Lazare. A sa sortie sur le quai de la station, il cherche la sortie Cour de Rome. Alors qu’il longe les murs du couloir du métro il aperçoit une femme accroupie. A ses pieds est posée une petite pancarte en carton où il est écrit au feutre : REFUGIE SYRIEN AIDEZ MOI. « Quelle misère ». Pierre se sait chanceux. Il est conscient d’être un ultra privilégié. Il poursuit son chemin. Il se demande si la pauvreté à Marseille est aussi saisissante qu’à Paris. Peut-être pas. La vie est souvent plus douce au soleil. Du moins il l’espère. Certes, il n’est ni mendiant, ni réfugié mais la capitale, le ministère, sa vie parisienne l’ont épuisé. Il n’aspire qu’à un renouveau, plus doux. Dans les escalators il regarde l’heure sur son téléphone : «14 : 36 ». Enfin, il est sorti du métro. Reste à monter la rue de Rome. « Mais c’est interminable ». Il lui semble que la chaussée n’en finit jamais. Alors qu’il remonte la rue, il observe quelques vitrines des ateliers de luthiers. Puis il aperçoit au loin l’aile Est du lycée qui se dresse à l’angle du boulevard des Batignolles. « Rien n’a changé ». Chaptal est resté le même. Pierre se rend devant la grande entrée. Il prend à nouveau son téléphone qui indique 14h44. Le trajet aura pris 28 min. « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur raconter ? ». Il est désormais anxieux à l’idée de cette rencontre. Il ne veut pas rentrer tout de suite dans l’établissement. Il décide de faire quelque pas vers Villiers et marche le long du boulevard. Lui revient en mémoire l’existence de la rue de Levis où il allait quelques fois pendant son année d’hypokhâgne. Il espère que les étalages des maraichers qui la scandent sauront l’inspirer. Ce soir, Pierre et son compagnon reçoivent des amis à diner. C’est lui qui cuisine. « Une occasion de plus pour se servir du Thermomix ». Mais ce petit détour l’a finalement mis en retard. Il tourne le dos à Villiers et à la rue de Levis, hâte le pas et regagne le lycée. A quelques mètres de la porte d’entrée il croise une poussette. Une petite fille y est installée. Elle lui sourit. « Encore quelques mois et je te rencontrerai ».

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