Polytropiques

«Place de Clichy», «Place de Clichy».

… C’est la prochaine… 14h26, ça va j’suis dans les temps, je serai même un peu en avance en fait, parfait! J’aurais presque eu le temps de faire un tour dans le quartier. Ça fait longtemps… le boulevard, ma petite chambre derrière le lycée et ce bar là…  le.. le «3 pièces cuisine»! Tiens est-ce qu’il existe encore? Je pourrais leur demander; ça me fera une petite anecdote si j’sais plus quoi leur dire. Peut-être même que c’est leur QG à eux aussi. Qu’est ce que je vais bien pouvoir leur dire d’ailleurs? À  leur âge c’est certain que je n’aurais jamais participé à cet «atelier écriture»… enfin peut-être que si ; j’sais pas. J’espère qu’ils trouveront quand même de quoi écrire…enfin j’veux dire… sur moi. Ce concept est quand même particulier… ces hypokhâgnes veulent faire mon portrait,  je ne sais pas vraiment pourquoi mais soit! En même temps je me voyais mal refuser une invitation pareille, surtout de la part d’Isabelle, euh…  j’veux dire de Mme Mimouni. Il faut peut-être pas que je l’appelle Isabelle devant eux non? Ni que je la tutoie je pense, ça pourrait les déstabiliser ; quoique, ça pourrait être marrant. De toute façon on m’a dit qu’ils avaient préparé de quoi me mettre mal à l’aise donc je peux bien leur renvoyer un peu la balle. J’espère qu’ils seront inventifs… et puis je pourrais leur dire que…

«Rome», «Rome»

Ah ça y est. On y est ; c’est le moment: le lycée Chaptal… ça me fait toujours le même effet de revenir ici. Ce grand bâtiment digne de Poudlard, entre bons souvenirs et sueurs froides. Me revoilà.

… 15h08, ils ne devraient plus tarder maintenant… ah je les entends! «Bonjour ; bonjour ; bonjour Isabelle ; bonjour à tous!» Allez Antho, reste na-tu-rel, ce ne sont que des hypokhâgnes, ils ne vont pas te manger, t’es en terrain connu en plus. «Bonjour à tous, installez-vous.» … Bon, maintenant que tout le monde est là je crois que c’est à moi de parler; allez on va commencer par le plus simple: «Bonjour,  je m’appelle Anthony Valentini, j’ai 37 ans et je suis directeur général de la Chambre de Commerce de Nantes et...» Merde!  La sonnerie du lycée ; ils entendent sûrement pas ce que je dis là, d’ailleurs ils l’ont changée, c’est plus la même qu’à l’époque… Et puis j’avais pas vu mais Isabelle n’est pas là, bon après ce sont des infos qu’elle connaît ça… gagne du temps Antho, gagne du temps.  Bon je vais parler de mon parcours, je vais dire qu’il était… comment dire… hum… «un parcours pas brillant…» ça les fait rire, parfait! C’est quand même incroyable de revenir ici: la salle Prosper Goubaux! C’était déjà y’a… y’a … dix-neuf ans… pfiou! Leur âge presque…. Les gars seraient contents de revoir cette salle j’pense… ou peut-être pas…je me perds là, c’est toujours à moi de parler… ça doit se voir en plus, ça fait dix minutes que je tripote mon alliance… tiens je vais parler du plus important maintenant «Alors je suis marié; j’ai la chance d’avoir rencontré mon épouse à l’âge de 14 ans» … instant romantique, c’est très bien joué ça Antho «… et aujourd’hui nous sommes les parents de 4 enfants qui ont entre 4 et 14 ans »

Quand même cette salle, je m’en remets pas c’est dingue d’être là, les concours blancs, et cette épreuve de géo…  ah comme c’était drôle… et humiliant aussi… mais drôle quand même. Je vais leur raconter tiens. Par contre il faut pas que j’nomme la prof, peut-être qu’ils la connaissent… oh non je pense pas quand même, elle doit être partie depuis le temps… j’espère pour eux en tout cas… Cette anecdote est pas si simple à raconter en fait, je me suis pas facilité la tâche là. «alors en fait avec le blanco, vous voyez;  un tipex, vous voyez non? Ben on… on pointait la prof avec, comme un pistolet un peu, ça faisait le même bruit et tout…on était mort de rire… et.. » Oula, aucune réaction, ils doivent me prendre pour un fou là. Bon allez enchaine Antho! Ah une question parfait! … Si je veux de l’eau? du gel pour les mains? Hein? … Ah! Je vois ce qu’il veut faire ; bien essayé ; rentre dans son jeu. «Oui je veux bien un peu de gel s’il te plait.» Souris bien fort Anthony, ça va le déstabiliser… c’est marrant quand même; ils sont motivés. J’aurais sûrement participé à cet atelier finalement, rien que pour avoir ce rôle…                     

… Ça me semble déjà tellement loin tout ça, la prépa, les concours… on en parle jamais en plus. Tout a commencé ici pourtant. Mes voisins de table sont devenus mes témoins de mariage et on parle jamais de ces années là : les heures de travail à se demander ce qu’on faisait là, les tonnes de livres auxquels on comprenait rien, les aprem’ au café ou les clopes à la fenêtre de ma chambre après les cours. T’es nostalgique là, arrête ça Antho, ils vont penser que t’es mélancolique, ou pire que t’as des regrets… alors que non… enfin… euh.. non non pas de regrets… enfin je crois pas. Continue de raconter ta vie.             

… 16h03 ! Ça fait déjà une heure que je déblatère là? Je pourrais peut-être m’assoir non? Allez!… oh et puis non… non j’suis bien debout. Je vais mettre les mains dans mes poches, ça fera plus décontracté. Bon reprenons, qu’est ce que je disais? Ah oui ! La prof de géo! Il faut que je leur raconte ce qu’elle m’a dit quand je l’ai revue quand même. J’suis en confiance là ; je devrais peut-être pas d’ailleurs, ils vont écrire tout ça après. « et elle m’a dit cette phrase qui résonne encore dans ma tête: je n’aurais jamais misé sur vous» quelle violence… comment on peut dire ça à quelqu’un?… rien que d’en parler ça me… ça m’ révolte… ah une question, parfait. Si j’étais un élève perturbateur ? Hé bien… non.. enfin j’crois pas non…  comment dire ça de façon claire… euh… « vous savez j’ai toujours voulu faire badboy mais je ne suis que le gendre idéal. C’est le drame de ma vie!» Ils ont tous noté, j’espère que cette phrase va pas trop les marquer… Après tout c’est la vérité… je ne suis pas ce badboy ténébreux qui fait chavirer les cœurs… j’ai essayé pourtant mais non...non ce n’est pas moi… je suis, au moins sur le papier, ce gendre idéal avec une femme et des enfants que j’aime, un travail qui me plait dans lequel je m’épanouis, j’ai même la jolie maison dont tout le monde rêve avec le chien… enfin non les chats du coup… mais je suis cette carte postale de famille parfaite et c’est ainsi… je divague encore et c’est toujours à moi de parler pourtant… 16h27… j’ai plus beaucoup de temps… «Je suis…