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Isabelle

Mimouni

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ATELIER D'ECRITURE

Portraits d'Anciens élèves

du lycée Chaptal de Paris

 

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Emilie

par

Garance Azaba

Emilie par Garance.png

Dans la loge, il y a t r o p  d e  b r u i t. Je floute mes yeux, et essaie de noyer le brouhaha. Je ramasse avec énervement mes vêtements, mes collants, je fourre le reste des bricoles dans mon sac. J’ai raté ma prestation. J’entends dans le couloir les autres comédiens piailler, je me dépêche d’enfiler mon manteau, je les sens s’approcher, roder, vite avant qu’ils ne viennent me parler. Tout m’énerve, les rires, les commentaires, les cintres qui tombent. Plusieurs corps me bousculent lorsque je me dirige vers la porte. Soudain j’entends Jeanne crier « qui a oublié son costume ? ». Mince, ma robe. Demi- tour, je me fraie un chemin dans la foule et traverse la pièce. Quelques personnes devant la coiffeuse bloquent mon accès au porte manteau, mais assez proche, je tends le bras et tire dessus. Encore un cintre capricieux. Claire m’aide, elle en profite pour me rappeler que j’ai bien joué. Embarrassée par ce mensonge, je la remercie avec un hochement de tête pour cet effort de gentillesse. Dans le couloir, le metteur en scène m’interpelle. Il est déçu, et il a raison. J’ai omis la moitié des indications de nos répétitions. J’essaie de me dire que la ligne est fine entre un monologue raté ou réussi. Une pointure trop petite, une nuit trop courte. Parfois, même un verre d’eau peut vous sauver la peau. Mais au fond de moi, je sais que le talent ne se joue pas à ça, je prends alors en note ses remarques, retiens tout « oui mais » dans le fond de ma gorge et sors du théâtre. Tout cela me rappelle le lycée, les soirs de doutes, la peur de jouer, la passion mêlée à la médiocrité. Devenir comédienne, une évidence maintenue en suspension. Ainsi que Paris, et tous ces rêves d'autonomie qui prendront vie dans un avenir proche, je me disais. J'ai su garder en tête ces deux fils rouges qui m'ont emmenée loin de ma vie d'autrefois. Mais l’incertitude, cette émotion qui prônait et qui sur scène, émanait malgré moi de mes yeux. Elle s’est vue dans mon jeu ce soir. Dix ans de travail foutus en une soirée. Maintenant c’est bon, on y est, il n’y a plus droit à l’erreur, on n’autorise plus rien, c'est ainsi que j'ai toujours su faire des progrès. Dehors, il fait froid mais je suis au chaud sous mon manteau. Arrivée sur le quai du métro, je me regarde dans les vitres du train d’en face qui ralentit. Sous toutes ces couches hivernales, je me vois. Je me fixe le temps que je peux. Tout à l’heure, une dame m’a interpellée, une spectatrice, et elle m’a fait savoir, après un long éloge de la pièce, que j’étais très belle. Je me regarde souvent dans les vitres du métro, mais je pense que c’est avant tout parce que la personne qui se trouve en face, c’est moi, enfin je crois. Le train s’ouvre, les portes coulissent et le miroir trouble se range et disparaît. Mon train arrive bientôt, dans une minute.

 

 

 

Les applaudissements retentissent. Quelques mains timides et puis bientôt la foule entière, admirative, à l’unisson, formant un et même son d’averse et de grêle. Je pousse la porte : on est dehors, il fait nuit, et il fait bon. Mes yeux scintillent. Ce que j’aime, c’est que peu importe la qualité de la représentation, ce moment qui suit est souvent féerique et nous garantit ou bien nous donne l’opportunité de passer une belle soirée (à moins d’être mal accompagné). C’est bien dommage qu’Yvonne n’ait pas voulu venir, elle aurait apprécié je pense. Je discute avec mes amis de la pièce, on marche sans but dans le noir de la nuit, entraînés par les lumières de la ville, ses cafés et son bruit. Qu’est-ce qu’on fait ? On prend un verre ? On mange un truc ? Avec Vincent, Christelle et leur fils Hugo de retour du campus de Reims, on se dirige vers l’Eurydice mais il y a bien trop de monde. On décide de s’installer ailleurs et de manger dans un restaurant plus loin. Bien que je profite de l’absence d’Yvonne pour boire plus, je me sens toujours un peu con devant Vincent et Christelle lorsqu’elle n’est pas là. Je discute beaucoup avec Hugo. On s’étale sur le jeu d’une comédienne qui nous a tous deux marqués. Son monologue a saisi tout le public. Je m’apprête à renchérir sur la grâce et le regard perçant de cette jeune femme, mais je m’arrête ; avec les jeunes j’ai toujours un peu peur de donner une image de vieux pervers. Je laisse Hugo parler, puisqu’il aime bien parler. Je jette un œil à ma montre, elle indique déjà vingt trois heures passées. En attendant l’addition, je feuillette le prospectus de la pièce, je cherche des yeux le nom de la jeune femme : Émilie Fox. C’est marrant. J’aurais plutôt dit Louise ou Clémence, quelque chose de doux comme son personnage. Mais qui sait, c’est peut-être une E-MI-LIE dans la vraie vie, assurée et qui attaque. Quoi qu’il en soit, ses longs cheveux blonds lui colleront encore quelques années le rôle de la princesse angélique, surtout auprès de comédiennes aussi vilaines que ses collègues de ce soir. Je quitte Vincent, Christelle et leur fils. Sur le quai du métro, peu de gens. Juste moi, ce sans-abri et cette femme. Elle est comme momifiée, enroulée de son écharpe jusqu’au nez, le tour de la tête dans un bonnet, l’épais manteau de fourrure, les gants, la totale. Seuls de grands yeux verts sont laissés à découvert et soudain je crois la reconnaître. Notre train est dans une minute. Nous sommes devant la même porte, je m’apprête à tirer la poignée, mais elle fait de même. Nous nous reculons alors tous deux, hésitants. Elle me jette un rapide regard. C’est elle. Toutefois la vie qui animait ses pupilles est restée sur scène. Ses yeux sont vides, le regard qu’elle me lance est bref, à la fois mort et rempli de pensées. Un regard de métro. Elle prend l’initiative, ouvre la porte, se dirige sur les sièges et s’assoit, elle sort un bouquin. J’ai voulu lire le titre de son livre mais aussitôt ouvert, elle frappe la première et quatrième de couverture contre son gros sac, posé à plat sur ses genoux. Assis à côté d’elle, je ne sais pas quoi faire de mes yeux : son reflet dans la fenêtre, elle à ma droite. Je décide de regarder le sol. J’ai l’impression qu’elle peut me deviner, comme si elle m’avait vu dans la foule et qu’elle peut à tout moment me reconnaître. Je peux peut-être la saluer après tout, lui dire que j’ai beaucoup aimé la pièce, que je reviens du théâtre. Je pense un instant à le faire, je réfléchis même à une petite phrase chouette. Un misérable arrive devant nous et fait sa manche. J’ose alors la regarder à nouveau. Elle est indifférente à lui. Pas un mouvement de la part de la comédienne. Le malheureux l’interpelle pour un bonjour ou un sourire, elle ne bronche pas. Les sourcils froncés sur les lignes, un crayon à la main, entourant certains mots, elle s’en fiche. Le clochard passe son chemin, presque craintif. On peut dire que moi aussi elle me faiit un peu peur tout d’un coup, toute la douceur d’il y a une heure disparue, ailleurs. Pendant sa lecture, quelques interruptions : un regard furtif vers les rails, la station, puis, un vers moi. Dans ses yeux quelque chose de grave et d’inflexible. Je repense alors à son prénom. Elle le porte bien. Le train s’arrête et d’un coup sec, elle se lève. Émilie, la femme, sort.

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