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Mémoires émoussées

 

 

On a voulu se souvenir.

Place de La Bonne Bière, le 5 novembre 2016.

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Juste une femme dont les chaussures claquent sur les pavés à coups de grandes enjambées. Démarche rapide, l'allure pressée des rares travailleurs du matin.

Il est 10 heures passées, les voitures se suivent, descendent la rue du Faubourg du Temple et tournent à droite Quai de Jemmapes : Peugeot, Renault, Renault 94, un 75. Il y a peu de monde, tout est paisible. N'est ce pas la condition primordiale pour un recueillement tranquille ?

 

            Marine a 27 ans, bientôt 28, elle ne connaît pas bien Paris. Arrivée de Gare du Nord, elle a pris un plan à la station République. Cela fait un an qu’elle n’est pas venue dans la capitale, avant elle y allait pour voir son frère, chez lui, dans un quartier au carrefour des mondes.

Elle a monté la rue du Faubourg du Temple et a croisé le Franprix de la Rue de la Folie Méricourt. Devant, l’étal du fleuriste est plein, on attend les premiers clients du matin. Sur la place, une femme est là, elle aussi elle attend, le commencement de la vie sûrement. Comme elle, tout est calme, Paris s’éveille à peine, on est samedi, il est 10 heures et pour la première fois depuis un an, Marine prend place à La Bonne Bière et elle aussi, elle attend, le commencement, la vie qui passe et Paris qui se réveille enfin.

 

Assise en terrasse, elle commande un premier café, peut-être pour essayer de revenir un an en arrière, de percevoir un bout de son ancienne vie. S’il avait été là, qu’aurait-il vu aujourd’hui ? Le ciel est gris, rien d’autre à faire que d’y penser, elle n’attend plus personne aujourd’hui, encore moins un samedi matin. De toute façon, depuis ce vendredi, la fête est finie.

 

Une voiture roule sur les pavés, une deuxième la succède ; bruit de fond continu. Il rythme sa pensée, l’empêche de disparaître : la vie prend forme sous ses yeux, ses sens sont accaparés, impossible d’y échapper.

 

Les va-et-vient du matin commencent et se suivent : un père passe, un enfant en bas âge dans ses bras, puis un deuxième, un troisième ; sa fille lui tient la main, elle est petite.

Etonnant, tous ces pères, presque que des pères. Les femmes courent. Une brune traverse le boulevard, une autre arrive, elles se croisent, finissent, suent, épuisées.

 

Il fait gris, tout est calme, elle est seule au café, quelques passants, toujours les mêmes. Certains reviennent d’autres apparaissent, disparaissent, que des copies : des Stan Smith blanches se croisent, du gris, du bleu, du noir, le bruit des voitures sur les pavés quand elles passent devant le Palais des Glaces, puis le feu rouge et le calme. Le trafic reprend, quelques scooters, deux queues de cheval, des cheveux noirs, des caddies : rouges, bleus, ternes, et la postière, la fleuriste, parfois un sourire, rarement une conversation.

Marine a tout noté, elle regarde ce défilé, ne sait même plus quoi penser, perdue face à ce rythme, et les minutes passent, les gens traversent mais elle reste là.

 

Pourquoi autant de bruit ? Vous ne voulez pas arrêter ? Les scooters sur le boulevard, un vrai vacarme. « Qu’on en finisse », pense-t-elle, gênée par ces vibrations. Mais avec quoi ? Le temps peut-être, elle ne sait pas trop en fait.


Elle se l’imagine là, habitué du quartier, et revoit ses yeux noirs, ses grands yeux noirs, dotés d’une pointe de jaune, un mélange caramel. Quand il riait, des plis se dessinaient, il avait été heureux, allait souvent à La Bonne Bière le matin ou plutôt le soir, elle ne savait pas vraiment, mais il connaissait les lieux, sortait souvent, l’avait toujours fait. Il rentrait de vacances, était allé au Mexique, sûrement qu’il avait vu des amis pour leur raconter : il avait parcouru le monde, il était revenu et s’était tu.

Un homme passe devant elle l’air aussi perdu qu’elle, « au moins nous sommes deux », dit-elle. Il doit être d’Amérique Latine, coïncidence de la vie, il porte une veste à franges et un chapeau haut-de-forme sur lequel une fleur a été cousue. Les fleurs s’éparpillent se volatilisent : l’amour, le deuil, la vie, fanées. Un couple arrive au niveau du fleuriste : « ils sont si parisiens », se dit-elle, sourire en coin, peut-être qu’il les avait connus, il côtoyait leurs semblables : toujours ces mêmes Stan Smith aux pieds, cette barbe et ces lunettes rondes. Il achète des roses à la grande brune à ses côtés, ils ne se sourient pas, pas un merci, rien.

C’était étrange ce sentiment, une pointe de vitalité dans ces enfants, ces gens qui avancent, qui consument la vie, ils boivent un café, courent, s’arrêtent, suent, certains vont se séparer, ils croisent une personne âgée, c’est bientôt la fin.

Elle ne sait plus bien, en tout cas, eux, ils ne savent pas, un an avant, ici, elle n’y était même pas.  Une feuille tombe à ses pieds, le temps a passé, elle s’oblige à y penser.

 

Les larmes coulent alors sur son visage, plus d’émotion, elle ne peut que constater. Un homme traverse… si seulement c’était lui ! Sa vue se brouille, elle voit rouge : les phares des voitures au loin, les enseignes qui clignotent, pas loin la République, ensanglantée. Au premier plan le Franprix, à gauche la Casa Nostra. Simples taches d’un horizon funèbre.

Personne ne regarde La Bonne Bière. Les amants passent, les coureurs, les enfants, des dizaines de personnes qui défilent sous ses yeux, microcosme du monde qu’il a laissé. Sur la place, beaucoup de fleurs. On en offre, on finit son marché, l’amour paraît bien loin pour ce couple qui s’en va. Et elles vont faner elles aussi, comme ces feuilles qui tombent, qui tombent, sans pouvoir s’arrêter.

En attendant, elle reste insoupçonnée et ne fait que pleurer.

 

Elle pleure, au-delà des mots. Au-delà de ce qu’on peut décrire. Ses larmes la ravagent, ses yeux s’éclaircissent, perdus dans le néant, la rage l’emporte ; elle est ici et là, perdue vers l’au-delà. Le monde s’écroule sous ses pieds, quand les gens continuent d’avancer. Son frère n’est plus là, il ne reviendra pas ; incrusté dans la pierre, ici, il rendit l’âme.

 

Pourtant, on la regarde, il est devant elle : un tout petit garçon, skate à la main. Il est blond, ils étaient blonds aussi quand ils étaient petits. Sa peau est claire, aucune fissure, il commence la vie, ne comprend pas alors il lui sourit puis il part, peur d’avoir été surpris.

Elle était si seule qu’elle avait oublié le monde autour, maintenant elle peut exister. Le serveur chante, elle remarque un homme, plus loin, elle l’a croisé en arrivant, ne s’en rappelle que maintenant. Il est intrigué par ses larmes qui coulent, la passivité de son être : une heure qu’elle était là, le café déjà froid.

 

Le ciel gris s’est levé ; dans les yeux bleus d’un alcoolique, elle voit la couleur changer.

La lumière l’éblouit, la place s’illumine, les feuilles deviennent presque vertes, la fleuriste sourit. Les gens vont au canal, pas le temps de trainer, il faut profiter de ce soleil, de ce ciel bleu sans nuage.

L’homme au chapeau repasse devant elle, toujours le tournesol sur sa tête. On dit que les tournesols se tournent vers la lumière du soleil, alors elle fait pareil, elle se lève ; le soleil pointe au zénith et la Grisette apparaît.

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Salomée Fernandez

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