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DISPOSITIFS

Mémoires émoussées

 

 

On a voulu se souvenir.

Place de La Bonne Bière, le 5 novembre 2016.

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« Un grand corps et un petit sourire »

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- Dis-moi, que vois-tu ?

Plongé dans le noir, Nicolas posa cette question à voix haute et personne ne lui répondit. Il attendit que l’écho de sa voix rauque disparaisse dans des profondeurs inconnues pour reposer sa question.

-Dis-moi Grisette, que vois-tu ?

Rien. Toujours rien. Cela faisait deux jours qu’il n’y avait rien. Deux jours qu’il posait cette question dans le vide. Deux jours qu’il se morfondait, seul. Elle ne reviendra pas. Elle était partie. Non. Impossible, il avait bien compté : nous étions le 5 novembre et Grisette allait revenir, comme toujours depuis un an.

Un an.

Et si elle était morte elle aussi ? S’ils avaient recommencé ? Une fois ne leur avait donc pas suffi. Attaquer, détruire, tuer, sans pitié pour rien ni personne. Car c’était bien eux qui l’avaient tué. Il avait pris une balle comme on prend une gifle : pleine de rage et de violence.

- Pardon pour le retard, les pigeons m’ennuyaient. Tu les connais, ils se posent toujours où il ne faut pas !

Elle était là !  Ils n’étaient pas revenus ! Grisette était vivante et le monde aussi.

-Ah Grisette ! Je t’attendais !... Deux jours déjà !

- Oui, oui deux jours, mais j’étais occupée tu sais. Deux manifestations sur la place d’à côté et un accident ; ça passe le temps. Dommage que la police soit arrivée si vite, ça devenait intéressant. 

- Rien de grave ?

- Non, juste une grand-mère qui traversait lentement, la voiture de derrière en voulant la contourner a terminé sa course dans un poteau. Elle n’a rien entendu et a continué sa route : c’était bien drôle. Mais pas aussi divertissant que la fois où cette dame très distinguée avait perdu son mouchoir et avait ordonné à son mari d’aller le chercher au plein milieu de la route. Le pauvre avait dû se faufiler au milieu des voitures et avait risqué sa vie pour un mouchoir en soie…  C’était en 1915 je m’en souviens très bien… Ah ! A cette époque- là on prenait encore soin des statues, aujourd’hui on nous délaisse … Quelle tristesse, les temps changent. 

-Tu es malheureuse Grisette ? 

- Oh, je ne me plains pas… mais c’est vrai que je commence à être fatiguée…J’ai vu tellement de choses, je connais cette place par cœur.  J’envie les statues de musées, elles sont entretenues et ont un toit sur la tête ! Je suis là depuis 1911 tu sais, je commence à avoir froid et mon panier de fleurs me pèse…

- Oh, avant de repartir, raconte-moi encore ce que tu vois Grisette ... 

- …Rien. Je ne vois rien. 

-Comment ça tu ne vois rien ?! JE ne vois rien, toi tu ne veux rien voir, c’est différent. 

- Pardonne-moi Nicolas, parfois j’oublie...  Mais tu sais il n’y a rien de nouveau ici, tout est comme tu l’as quitté. Les gens vont et viennent d’un pas pressé et ne s’excusent pas de bousculer les autres. Le klaxon agressif des voitures retentit toujours. Rien n’a changé : les gens vivent aujourd’hui comme ils l’ont toujours fait, comme hier, comme demain.

- Tout est calme ?

- Tout est calme. Une dame est venue déposer des fleurs ce matin, près du café. 

Près du café… C’était là qu’il avait quitté le monde des vivants pour celui d’en bas. Nicolas n’aime pas prononcer le terme de mort. Des fleurs ont été déposées pour lui sur cette place, comme ce matin. Pour lui et les autres…Il n’a pas choisi de venir dans le monde d’en bas, on l’a forcé. La balle qui s’est logée dans sa poitrine a choisi pour lui. Elle a coupé le fil de sa vie d’un coup sec et déterminé, il n’a rien senti. Victime du monde d’aujourd’hui et de sa violence sans fin, il était descendu dans le monde d’en bas, un endroit dont il ne connaissait rien et dont il ne repartira jamais. Ils sont 131 en bas, tassés les uns contre les autres. Leur nombre ne cesse d’augmenter, signe que la colère humaine est un puits sans fond. Cloîtré dans son silence, il pense. A sa famille, à sa femme et sa fille qui continuent de vivre en haut sans lui. Peut-être seront-elles là aujourd’hui ?

 - Grisette… Décris-moi ce que tu vois. Tu es mes yeux.

- Que veux-tu savoir ? Tant de choses fourmillent ici, difficile de tout décrire en même temps !

- Parle-moi des couleurs.

- Et bien, dit Grisette, j’ai vu ce matin un homme qui tenait une canne à pêche, j’ai trouvé ça bien étrange : la tige était bleue et le bout tombait en dégradé de jaune, il y avait un petit grelot au bout. Les gens posaient des regards étonnés sur lui, mais il souriait en passant d’un pas presque dansant devant moi. Ce fut le trait de couleur dans cette journée grise…Depuis quelques jours je peine à distinguer ces têtes sortant de grands manteaux noirs, ces cous perdus dans d’épaisses écharpes beiges ou grises, ou encore ces mains cachées par des gants, boucliers ultimes contre ce terrible froid de novembre. Des bottes foulent le trottoir d’une cadence effrénée, précédées par des baskets blanches à logo vert, des mocassins noirs, des bottines rouges…

 

Piégé dans cet espace monochrome, l’ancien étudiant en art graphique qu’il était souffrait cruellement. La cadence infernale de la vie terrestre avait laissé place à un silence de cathédrale où régnaient l’obscurité et le froid ; indices macabres que la vie avait disparu.

 

-Et les gens ? Ont-ils changé ?

 

- Changé ? Pourquoi auraient-ils changé ? Non, non ceux que je vois sont toujours les mêmes… A jamais guidés par ce petit bâton blanc qu’ils tiennent du bout des doigts et qui crache de la fumée. Il pulse leurs marches dans un nuage gris nauséabond…. Ils alternent pas pressés et arrêts brusques au passage piéton d’en face. C’est le feu tricolore qui dicte leurs mouvements : rouge, orange, vert. Ils dansent les uns avec leurs autres. Une chorégraphie parfaite où tout le monde se voit mais personne ne se regarde, où tout le monde s’entend mais personne ne s’écoute.

- Mais il y a sûrement une plaque à mon nom ! Quelque chose qui atteste de ce qui s’est passé il y a un an…

- Non, rien… Mais la journée n’est pas terminée, il faut peut-être attendre encore un peu.

- Cela fait un an que je suis en bas. Je n’ai plus rien à attendre, je suis condamné à rester ici pour toujours. Et si la vie n’a pas changé en haut, alors je suis mort pour rien. La vie continue sans nous qui restons en bas, baignant dans notre solitude et notre tristesse d’avoir tout perdu.

- Mais les gens aussi ont perdu quelque chose ; ils vous ont perdus. Même s’ils continuent de vivre, ils vivent un peu moins parce que vous n’êtes plus là.

- Ils vivent peut-être un peu moins mais nous mourrons tous les jours un peu plus. Et si après un an rien n’a changé, alors je ne veux plus rien voir de ce monde. Tu parlais d’une chorégraphie tout à l’heure, ici c’est une farandole. Une danse macabre. D’ailleurs je dois te laisser, un nouveau danseur vient de nous rejoindre… Je ne t’appellerai plus Grisette, ne reviens pas. Nous n’appartenons plus au même monde et je dois maintenant apprendre à danser tout seul.

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Clémentine Lohrer

 

 

 

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