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Mémoires émoussées

 

 

On a voulu se souvenir.

Place de La Bonne Bière, le 5 novembre 2016.

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Dernier jour

 

10h10 : Il viendra. Ce n'est pas à ma montre que je regarde l'heure. Non, la montre s'est arrêtée ce jour-là. Son cadran est strié d'une grossière fêlure blanche. Le verre n'a pas éclaté. Choc cristallisé, temps suspendu dans cet éclair opaque qui voile d'un filtre fantomatique l'heure exacte à laquelle l'Enfer s'est ouvert... sans me prendre. C'est cela. Je me suis réveillé affalé sur ma chaise et j'ai vu mon corps étendu parterre. Et... celui des autres... Les ombres s'agitaient tout autour et troublaient le rougeoiement tremblant des feux du carrefour, des gyrophares et des braseros. Allers-retour précipités, et dans leurs bras, mon corps transporté, personne n'a entendu mes appels, comme si ma voix ne sortait plus... Puis ils sont partis. Je me souviens d'avoir réussi à penser, après de longues heures, « Rien. Rien ! Pas même le sommeil ». Où étaient les ténèbres rassurantes, le repos éternel ? Ou au moins... Au moins ne se souvenir de rien... Au lieu de cela, j'ai tout vu. La stupeur, la douleur, la colère... J'ai vu vos larmes, j'ai vu leur sel vous brûler les yeux. Vos ventres tordus par le chagrin, la peur, l'incompréhension. Comme moi vous êtes restés muets devant cette haine aveugle... Aveugle ! Absurde ! Asbrdeu ! Bdrsau ! Absurde ! Chaque jour, des familles, proches comme inconnues, venaient déposer bougies, fleurs, messages, pour accompagner l'être cher dans l'autre monde. Chaque jour les voir sans pouvoir les toucher, leur parler, les consoler, saisir leur regard. Mes aimés...Tous sont venus. Sauf toi.

 

10h40 : C'est la croix verte là bas qui me donne l'heure. Celle de l'autre côté du carrefour, rue du Faubourg du Temple. Toujours aucun signe de mon homme. Il fait froid et humide, et les feuilles jaunâtres des platanes jonchent le sol mouillé devant ma table. Emmitouflés dans des doudounes, vous avez pour certains conservé l’air froissé des draps sur vos visages. Un an. Presqu. Et tu n'es venue qu'hier. Si mon coeur avait pu faire un bond, il aurait transpercé ma poitrine. Enfin. Qu'il était facile de te remarquer au milieu des gens affairés, avec tes joues pâles et creuses, les cavités bleues cernant tes yeux fatigués... Tu n'es plus à la page, mon ange, la ville s'est relevée dans l'urgence ! Elle a démontré sa résilience. Fluctuat nec mergitur ! La cire et les bouquets ont été balayés. Le Café a réouvert. Quel courage. Quel courage ? Vous êtes-vous vraiment relevés ? Tout est beau. Tout est lisse. Un hipster se recoiffe dans le reflet de la vitre. Si on ne sait pas on ne voit pas. Et si on ne voit pas on ne sait pas. Tu es restée longtemps devant la boîte aux lettres comme pour me laisser le temps de te regarder une dernière fois. Tu y as posé une rose rouge comme tes lèvres, ô mieux aimée, et tu es partie. Alors une idée folle s'est emparé de moi. Quittant ma chaise, je me suis avancé vers la boîte aux lettres. Et si...? Oui, la rose a tenu dans mes doigts. Je la serre aujourd'hui dans mes mains. Tu es venue, je peux partir. Le passeur va venir me prendre et m'emmener dans l'autre monde.

 

11h05 :… Toujours rien. Enfin, j'ai bien cru que c'était le cow-boy, avec son chapeau texan rose à fleurs mais non. C'est la dernière fois alors ? Le dernier regard sur ce carrefour ? Sur le monde des vivants ? Le ciel, les immeubles, tout se confond dans la grisaille du matin froid. Sauf les clignotements psychédéliques de la pharmacie... Incessants, ces clignotements. Aujourd'hui ils me sont comptés. Encore combien à attendre à cette terrasse ? Le serveur passe une énième fois devant moi. Il parle tout seul, ce serveur. Remarquez moi aussi d’un certain point de vue. J’aime bien ses chaussures. Que se dit-il ? Qu’a-t-il vécu ? Te souviens-tu de moi ? Soudain, de derrière son tablier, surgit un enfant vêtu de rouge. Il me regarde, fixement et paisiblement. Je jurerais qu'il me voit. Agile, son pied souple est posé sur une planche à roulettes, rouge, qu’il maîtrise comme un chef. Il soutient le regard que je lui lance. C'est étrange. Avant que je n'aie pu prononcer un mot il file sur sa planche. Pas lui, donc. Peut-être elle, là bas. Elle ne bouge presque pas… Fidèle à son poste, devant le magasin Franprix. Elle semble attendre, avec sa casquette bleu électrique et des clefs pendant à son cou. Mais elle ne semble pas m’attendre moi.

 

11h30 : Les voitures s’alignent platement aux différents feux rouges du carrefour. Elles forment des chaînes qui se délitent progressivement avant de reprendre leur trafic, dans un nouveau vrombissement de moteurs. Je m’endormirais volontiers avec vous, bercé par cette musique sans fin, mais quelque chose change.

Quelque chose change ! Je le sens. Les ombres s’allongent sur le sol, j’aperçois les couleurs, jaune, violet, vert, rouge, orange. Les arbres étendent leurs feuilles comme mille écrans captant la lumière et illuminent la place de leurs lueurs mordorées. J’aperçois les pères accompagnant leurs enfants, j’aperçois les couples en sortie matinale, un sac léger sur l’épaule. J’aperçois les caddies du marché, rayés, à fleur, à trois roues, à deux roues… Et à l'intérieur ? Des salades peut-être ? Des fruits, des bouquets de thym, de laurier qui assaisonneront un repas mitonné pour des être chers. Les vieux de la vieille, conversent sur le seuil d’une porte marron clair fraîchement repeinte. En haut, j’aperçois l’intérieur des habitations ! Il y a des rideaux rouges derrière les fenêtres, mal lavées. La place est… autre ! Le soleil a percé la couche épaisse des nuées. Il tombe sur les pousses vertes qui perforent l’asphalte noir au pied des feux. L'asphalte, encore humide, dont les grains rutilent sous les rais de l’astre jusqu’alors caché. Ils brillent, brillent, deviennent blancs à mesure que le regard diverge vers la rue de la Folie-Méricourt, puits de lumière sous le soleil.

Puis, un mouvement. Flou. Lointain. Une silhouette semble venir du plus profond du puits lumineux et progresse tranquillement vers moi. Bientôt parvient à mes oreilles un joyeux cliquetis. Un cliquetis ? Je plisse les yeux. La silhouette sort de la lumière. C’est un petit chien mouillé qui trottine. Un fox-terrier qui fait gaiement claquer ses petites pattes griffues sur la chaussée et maintenant le trottoir. Mais il vient jusqu’à moi le fox-terrier ! Salut toi. « Salut ». Je me tourne, mais il n’y a personne. Personne sauf ce petit chien. « Eh oui !». Je le considère longuement… Puis je comprends. « Suis-moi », ordonne le fox terrier.

 

11h40 : Je me lève et progresse dans ce carrefour si soudainement rendu à la vie. Le soleil éclaire le buste de Frédéric Lemaître, jusqu'alors resté dans l'ombre. Tout en suivant le petit chien je me demande où il m’emmène. Je sais que chaque pas que je fais m'éloigne un peu plus du soleil, de vous, de toi. De votre indifférence lâche ou téméraire, probablement les deux. Je vous aime. Vivez. Ca y est, j’ai perdu le fox terrier. Me voilà maintenant dans le petit enclos de nature au milieu de la place. Je vois la Bonne Bière où j’ai patienté… Mais qu’a-t-il voulu faire en m’amenant ici ? « The bridges are sooo lovely ». Cet accent londonien me fait tourner la tête. C’est vrai que, la rue bruyante dans le dos, si l’on fait un pas de côté, on aperçoit derrière le buste de pierre une écluse et encore derrière, un canal paisible, bordé d’arbres roux et traversé par des ponts légers en structure métallique. Les deux anglaises ont progressé jusqu’à l’un d’eux et contemplent l’onde si lasse. L’écluse attire mon regard. Verdâtre, roussie par la rouille, elle suinte. Les filets d’eau dégoulinent en larmes illuminées sur les parois râpeuses des portes métalliques et froides. L’eau passe sous la place. Je descends vers elle et longe le bassin inférieur, m’introduisant dans le tunnel sombre. « Te voilà enfin ». À sa voix de stentor, je reconnais le passeur. Sa carrure se dessine dans l’ombre, il trouble l’eau noire avec une rame. La surface de l'eau, brisée par la barque, scintille.

« Tu as la fleur ?». J'acquiesce. À bord, il y a une grande couverture de voyage dans laquelle je m'enveloppe. Il siffle. « En route, Cerbère », à nouveau le cliquetis joyeux, et le fox terrier saute joyeusement dans la barque. Et alors que nous glissons dans la nuit du tunnel, je ferme enfin les yeux.

 

 

 

Léa Delanoë

 

 

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