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Nighthawks

Nicolas Bluzet

 

Correspondance

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05 février 1942

 

«  J’ai croisé Norman Rockwell aujourd’hui. Je ne l’avais pas vu depuis des années. Te souviens-tu de lui ? En l’apercevant, c’est comme si ma jeunesse s’était emparée de moi et que je m'étais retrouvée des années en arrière, lorsque nous suivions encore des cours ensemble. Il n’a pas beaucoup changé je crois, ou tout du moins pas physiquement. Nous nous sommes arrêtés quelques instants pour discuter et il m’a proposé de sortir avec lui ce soir, ça ne se refuse pas. Je rentrerai donc plus tard que d’habitude ce soir. Ne m’attends pas.

 

                                                                                                                                  Josephine »

 

15 février 1942

 

« Chère Jo,

 

             Je me promenais cet après-midi près de Greenwich. Je ne sais pas si c’est le destin qui m’en veut ou si c’est lui qui a décidé de me suivre, mais j’ai encore croisé ce Norman Rockwell. Il m’a dit que vous dineriez encore en tête-à-tête ce soir. Voyant que je ne répondais pas il m’a proposé de me joindre à vous en me donnant l’adresse, j’ai refusé. Je vous laisse donc une fois de plus tous les deux. Je profite de ce moment pour te rappeler à quel point mon travail est important pour moi et à quel point j’ai besoin de toi dans ce que j’entreprends. En effet, si tu ne te charges pas mes relations qui le fera ? La prochaine fois que tu décides de le voir, essaie au moins d’avoir la délicatesse de me prévenir. Je parlais avec un de mes amis de Rockwell l’autre jour. Je crois qu’il ne fait rien. Enfin si, il publie quelques illustrations, donc ne fait rien. Je crois même qu’il avait tenté d’exposer l’une de ses prétendues oeuvres lors d’un événement dont j’ai encore oublié le nom, mais on le lui a refusé… Pauvre homme. Quoi qu’il en soit, je vous laisse seuls ce soir, j’ai passé l’âge de prendre des cours de dessin.

 

             Je n’ai pas grand chose à t’apprendre d’autre si ce n’est que je n’arrive plus à peindre depuis quelque temps et que ça m’énerve. Depuis Girlie show l’an passé, je ne cesse de recevoir des lettres qui me demandent quand je pense avoir achevé mon prochain travail. Je n’en ai aucune idée ! Il faut que je trouve un lieu qui me parle, l’inspiration, ça ne vient pas comme ça, d’un coup. C’est quelque chose qui se mûrit intérieurement. Quel genre d’artiste produit sur commande ? Un illustrateur peut-être. Il n’en demeure pas moins que le résultat doit être fade, âcre et sans ampleur. Ce n’est pas ce que je souhaite créer. On attend beaucoup de moi et la pression m’angoisse. J’ai bien tenté de commencer quelque chose mais rien n’y fait, je suis toujours rattrapé par ma propre exigence. Je n’ai de cesse d’entendre une voix dans ma tête qui me rappelle à l’ordre en hurlant que ça ne va pas. Je vais avoir besoin que tu m’aides, que tu poses pour que je puisse prendre quelques modèles de toi. Peut-être qu’en te dessinant l’inspiration reviendra, comme la dernière fois…ou alors es-tu trop occupée avec Norman.

 

                                                                                                                                  Ed »

 

 

16 février 1942

 

«  Je suis allé me promener hier avant de partir à Nyack chez mes parents. Comme je n’étais pas très loin de là où vous vous voyiez, je suis passé devant le diner dont ton ami m’avait parlé. Je vous ai vu, tous les deux. Vous étiez là, presque seuls dans cet endroit qui m’était inconnu. Je suis resté quelques instants, peut-être un éternité. J’ai fini par rentrer. 

                                                                                                                                  Ed»

 

28 février 1942

 

« Ed,

 

             Combien de fois vais-je devoir te dire que je ne suis pas disponible quand tu le souhaites. Tu dois travailler certes, mais j’ai aussi mes occupations. Les portraits que tu as déjà de moi ainsi que les différentes esquisses datant de ce mois devraient suffire à te renvoyer une image de ta femme non ? Laisse-moi oublier ta peinture de temps en temps s’il-te-plait. J’ai aussi besoin de sortir que tu le veuilles ou non. Tes événements mondains, auxquels je ne suis pas conviée, sont importants pour toi non ? N’oublie pas que je suis aussi, en un sens, la cause première de ton succès. Qui te sert de modèle ? Qui te sert de muse quand tu n’as plus d’inspiration comme tu le dis si bien ? Ne me mets pas trop la pression car le pouvoir d’une muse peut être aussi enchanteur que malsain. J’ai renoncé à tout pour que tu puisses t’épanouir dans ton travail, alors même que tu n’étais qu’illustrateur. Il n’y avait de place que pour l’un d’entre nous, je te l’ai laissée,  laisse moi pour une fois vivre ma vie seule. Parfois je vois tes toiles et je repense à ce que j’ai pu faire par le passé,  comme Railroad Gates mais aussi tant d’autres.

 

             Norman m’a dit que vous vous étiez croisés. Je crois bien que cela lui a fait plaisir. Je sais que tu ne l’apprécies pas beaucoup mais fais un effort. Il expose bientôt, ce n’est certes qu’une petite galerie mais je pense que ça vaut le coup de passer. Tu devrais venir, la présence d’un artiste déjà reconnu comme toi pourrait lui donner encore plus de visibilité. Fais le pour moi s’il te plaît. Mets ton ego ou ta jalousie -qui est par ailleurs tout à fait déplacée- de côté et tente de lui rendre service. Rappelle-toi que tu as  aussi été illustrateur, tu avais du talent, comme lui. Je suis sûr que vous vous entendriez bien, et puis dis toi que ça te valoriserait auprès du grand public de jouer les mentors, réfléchis-y.

           

             Pour ce qui est du reste, j’ai lu Les Tueurs d’Hemingway récemment, même si la nouvelle n’est pas récente elle m’a beaucoup plu, je te la conseille. Je l’ai laissée sur la table du salon. Je pense que ça te plairait, essaie de jeter un oeil, ce n’est pas très long. Il est questions de deux tueurs qui entrent dans un restaurant pour tuer un boxeur célèbre, qui n’y est pas. Je ne te dévoile pas tout mais peut-être pourras-tu y trouver de l’inspiration pour ta prochaine toile, enfin si tu veux m’écouter pour une fois, ce qui serait bien, et inespéré.

 

                                                                                                                      Josephine »

 

Mars 1942

 

5 mars 1942

 

« J’ai eu une idée ! Je suis retourné dans Greenwich Village et je suis passé devant le Clasic’s cafe où vous étiez tous les deux l’autre jour. L’image de vous deux, discutant avec proximité me hante de plus en plus. Même si tu m’assures qu’il ne se passe rien, je ne peux m’empêcher de me questionner sur ses réelles intentions et de tout remettre en question…Mais là n’est pas le sujet. Je vais partir de ce décor pour mon prochain travail. Jouer avec mes souvenirs, mes démons, le tout pour créer.

Je rentre bientôt mais je ne sais pas quand.

 

                                                                                                                      Edward »

 

 

10 mars 1942

 

«  Je ne suis pas là ce soir. J’imagine que toi non plus, tu dois être à Nyack, de toute façon je vois Norman. La nuit est vite tombée hier et la rue était déserte quand je suis rentrée, j’espère que ce sera différent aujourd’hui.

 

                                                                                                                                   Josephine »

 

11 mars 1942

 

« Je rentre demain. J’ai commencé à dessiner des esquisses dans un bar hier, je ne pense pas que je continuerai à travailler ailleurs que dans un atelier à l’avenir. L’absence de calme me dérange. Ces gens qui hurlent lorsqu’ils pourraient parler, ces couverts, ces assiettes, ces verres qui ne cessent de faire du bruit, c’est insupportable. Le pire reste tout de même la caisse. Cette satanée caisse enregistreuse, qui tinte dès qu’on l’ouvre, dès qu’on la ferme, dès qu’on la regarde presque. J’étais si concentré sur ces bruits que j’en ai oublié la raison de ma venue, à savoir observer. Observer les gens, les clients comme les employés. Observer leurs actions et les interpréter, les comprendre. En chaque femme je t’imagine, le regard songeur, l’esprit déjà loin. A quoi pensent-elles, toutes ces femmes ? A qui pensent-elles ? A lui peut-être. Sûrement. Lui aussi je le retrouve en chaque homme, en chaque trait, en chaque oeil. Je vous vois partout en réalité. Que ce soit à Nyack, que ce soit à New-York. Peut-être êtes vous ensemble en ce moment même, peut-être parlez vous de moi…sûrement pas. Lui doit être attablé à la confection de ses illustrations, j’ai entendu dire qu’il devenait populaire… Nous verrons si ça dure.

 

             A part ça, rien de nouveau, je voulais m’acheter des cigares, je n’en ai pas trouvé, c’est affreusement énervant. J’ai hâte de rentrer ne serait-ce que pour cela.

 

                                                                                                                                              Ed »

21 mars 1942

 

« Ed,

 

Je suis passé à ton atelier pour te déposer une facture qu’un homme est venu me donner à la maison. Je ne sais pas de qui il s’agissait, mais il m’a semblé que c’était important. Peut-être était-ce dans le ton de sa voix, ou dans son allure. Un costume noir, un chapeau gris ou verdâtre je ne sais plus. Bref, en tout cas il m’a marqué, il avait un accent français aussi je crois, ou peut-être italien, européen en tout cas. Il m’a donné une enveloppe. Je crois que je ne devais pas l’ouvrir, tant pis. Dedans il y avait donc une facture comme je te l’ai dit, mais aussi une photo celle d’un tableau. Il s’agit du Café de nuit de Van Gogh. Je ne sais pas bien pourquoi on t’envoie ça… Au dos il est écrit « j’espère que ça t’aidera ». J’ai en tout cas déposé le tout sur le meuble à côté de l’entrée. T’aider pourquoi ? Ton prochain projet ? J’en déduis que tu avances. Sinon Norman a besoin de toi pour quelque chose tu penses que tu pourrais le voir ? 

 

                                                                                                                                  Josephine »

 

 

24 mars 1942

 

« J’ai vu ton ami, ce qu’il m’a demandé n’était pas bien compliqué, ni bien intéressant.

 

                                                                                                                                        Edward »

Avril 942

 

3 avril 1942

 

« Jo,

 

Je peins, encore et encore et je ne peux m’empêcher d’avoir en tête cette nuit où je vous ai vus tous les deux. Je vous vois, je vous vois encore et toujours à tel point que j’en oublie le monde autour, j’en oublie les passants dans la rue et j’en oublie même la lumière. Je te vois toi, lui et oui et puis des ombres. Je me vois moi, séparé de toi par la vitre. Je vois la nuit et puis c’est tout. Où est passé le reste ? Je n’en sais rien et je ne le saurai sûrement jamais. C’est peut-être mieux ainsi. Je continue de me concentrer sur ce travail. Quand je t’écris, je t’imagine lire mes lettres, comme Rembrandt a imaginé Bethsabée lisant les lettres de David tu sais. Mais quand je t’imagine, je vois ton regard, plongé dans les mots. Est-ce à moi que tu penses ? Je ne le sais.

 

                                                                                                                                  Edward »

 

11 avril 1942

 

« Je sais que tu rentres demain, je suis passé t’acheter des cigares, il n’en restait plus à la maison. Ce sont des Phillies. Je sais que tu ne fumes pas ça d’habitude mais il ne restait que ça. Je n’en ai pris que quatre, à cinq cents chacun, tu me rembourseras.

 

                                                                                                                      A demain, Jo ».

 

 

18 avril 1942

 

« J’ai bientôt fini la toile. Je crois y avoir mis beaucoup de moi, peut-être plus que d’habitude. Je ne sais pas ce que je vais en faire. Je te la montrerai bientôt, quand je rentrerai. J’y ai emprisonné un peu de mon monde, un peu de tout ce qui m’entoure. Cette toile, c’est l’assurance de ne pas oublier mon quotidien, mon ennui. Je ne sais pas encore comment la nommer… Si je le pouvais, je la laisserais telle quelle, sans nom, comme pour lui permettre de conserver une part de mystère.                                                                                                                                                                             

                                                                                                                      Edward »

 

 

                                                                                                                                 

29 avril 1942

 

« Cher Ed,

 

J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit. Pourquoi pas Nighthawks ? Des oiseaux, spectateurs, du monde, des autres… Ils observent depuis l’extérieur l’intimité de l’intérieur. Ils sont spectateurs de leur vie aussi, perdus dans l’immobilité de chaque instant… 

 

             Quoi qu’il en soit, je n’arrive pas à me défaire de ce tableau. Parce que j’y suis. Parce qu’on n’y voit même que moi, mais que personne pourtant ne me regarde. Je l’ai déplacé dans le salon depuis ton atelier. Norman m’a encore appelé, je ne veux plus le voir. Je veux te voir toi. Depuis que tu m’as montré la toile je ne t’ai plus vu. J’aimerai la comprendre mieux, entrer dans sa fausse simplicité. Où t’y caches-tu ? Où te caches tu ?

 

                                                                                                                                              Jo »

 

 

 

31 avril 1942

 

« Ed, tu ne comptes pas rentrer ? Je regarde encore ce tableau, que vas-tu en faire ? J’aimerais qu’il reste à la maison. Les personnages y sont les jouets de mon esprit, et je m’observe les animer, les sortir de leur inertie. J’entends les bruits dans sa nuit, bruits de bar, bruits de respirations, vacarme d’un silence que l’on brise malgré soi. Gardons-le.

 

                                                                                                                                              Jo »

Mai 1942

 

8 mai 1942

 

« Des hommes sont venus chercher la toile, c’est donc vrai ce que ton ami m’avait dit ? Tu vas la vendre ? Quand ? Pourquoi ? Je ne comprends pas. En plus il faudra la remplacer. Je l’avais accrochée et maintenant il y a un vide.

 

                                                                                                                                              Jo »

 

10 mai 1942

 

« Chère Josephine,

 

Je rentre demain à New York, mais pour peu de temps. Oui en effet j’ai décidé de l’exposer un temps et de la vendre. Le tableau part pour l’institut d’art de Chicago où il est attendu. Je partirai dimanche. Tu peux venir si tu le souhaites mais je préfère que tu restes à la maison. Tu as arrêté de peindre et ce n’est pas pour rien. Peut-être n’est-ce pas fait pour toi. « Tes pauvres enfants morts-nés » comme tu dis, ils sont loin derrière toi maintenant. Laisse tout ça derrière toi. Je ne vois pas en quoi fréquenter ce milieu t’apporterait quelque chose. Pour ce qui est du trou dans le mur, mets-y un miroir.

 

                                                                                                                                       Edward »

 

 

17 mai 1942

 

« Edward,

 

J’ai vu ma tête en gros dans le journal ce matin, qui parlait de la vente de mercredi. Mais ce n’était pas mon nom que l’on acclamait, c’était le tien. »

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