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Mémoires émoussées

 

 

On a voulu se souvenir.

Place de La Bonne Bière, le 5 novembre 2016.

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RENVOYÉ.

Je lis et relis ce mot tamponné à l’encre rouge sur l’enveloppe.

RENVOYÉ.

A cause de ce simple mot, me voilà obligé de revenir ici, dans cet endroit qui m’horrifie plus que tout. Je dois prendre l’air, sinon je sens que je vais étouffer. Mes pas me mènent encore une fois au café, et je m’assois en terrasse, sans même remarquer que je tiens encore, toute froissée, ma lettre de renvoi. L’Ice tea arrive sur la table sans que le serveur ne me demande quoi que ce soit. Après tout, je viens ici tous les jours, il doit finir par me connaître à la longue.

Est-ce-que je viens ici tous les jours, ou bien est-ce alors toujours la même journée qui se répète sans cesse ? Je penche plus pour la deuxième explication, le Grand Patron adore me faire tourner en rond depuis la nuit des temps. Qu’est-ce qu’il a écrit dans cette lettre, déjà ? « Vous ne savez pas observer les Clients. » Mais je ne fais que ça pendant toute la journée ! Leurs actions se répètent toujours à l’identique, on dirait de véritables automates.

Le feu va passer au rouge toutes les deux minutes.

Le bus 75 en direction de Porte de Pantin va passer à ma droite.

Les trois vespas seront alignées devant la boîte aux lettres qui sera encore jaune.

C’est comme si le décor devait toujours rester le même ; rien ne doit changer de place, au risque de bouleverser le déroulement de la journée, qui semble comme inscrite sur du papier à musique.

Maintenant, entrée des personnages :

Tout d’abord, la femme aux cheveux rouges va faire son apparition une première fois, sur le trottoir de droite. Je ne saurais pas dire comment elle est habillée, ni si elle est grande ou petite. La seule chose que je vois est sa chevelure : rouge.

Puis je la perds de vue dans le flot des figurants sans importance. Alors je continue d’observer le défilé sans fin des passants, et mon attention est attirée vers une jeune femme. Elle porte une jupe à paillettes ainsi qu’une paire de Nike roses vif, comme avant hier. Je me demande à quoi ça sert d’observer ce genre de personnes, bien que le Patron pense que ce soit « essentiel » pour notre métier. Cette humaine veut juste attirer l’attention sur elle, on dirait une boule à facettes.

Pendant que je me force à boire cet Ice tea beaucoup trop froid, une femme me cache la rue, et me demande si je n’ai pas du feu.

Les Humains ne me respectent même plus, ils s’adressent à moi comme à l’un des leurs, alors que pendant l’Âge d’Or mes autres confrères et moi même étions vénérés quotidiennement, tels les êtres immortels que nous étions.

Mais elle attend sa réponse, comme tous les jours. « Non, je ne fume pas. » Puis elle va reposer la même question à la table d’à côté. Tous les jours, cette femme demande du feu, tous les jours elle brûle sa vie à petit feu.

De l’autre côté de la rue, « cheveux rouges » a désormais sa valise, et elle rentre dans la crêperie. « La meilleure recette de la pâte à crêpes. » C’est bête. Toutes les crêpes ont donc la même recette.

J’y irai peut être un autre jour, pour les goûter ces fameuses crêpes qu’elle aime tant.

Une odeur désagréable de tabac me parvient soudain, chassant ainsi mes rêveries. C’est la femme de tout à l’heure, qui a enfin réussi à trouver du feu.

Les passants se succèdent inlassablement, une fois le cycliste Delivero porte une veste et un sac verts, puis le cycliste Foodora porte une veste et un sac roses, et ainsi de suite. C’est comme une farandole absurde.

J’ai l’impression que cheveux rouges me nargue. Elle passe devant mon café en mangeant sa crêpe qu’elle vient d’acheter. Soudain, je me rappelle pourquoi elle attire tant mon attention. Ces cheveux rouges, cette attitude insolente, ça ne peut être qu’Éris. Elle aussi a été renvoyée quelques mois plus tôt, c’était vraiment le bordel à cause d’elle au Bureau là haut. Mais je ne pense pas avoir été renvoyé par Monsieur Z. pour les mêmes raisons. Elle traverse la rue, et je ne la vois plus. Ceci était sa troisième et dernière apparition dans cette comédie sans fin.

Les gens ne font plus attention les uns aux autres, chacun est complètement absorbé par son téléphone et attrape des Pokémons.

Le flot des gens sans nom emporte et bouscule un aveugle, qui tente de se frayer un passage parmi cette mer pressée et aveugle elle aussi. Ils sont tous aveugles, mais peut être est ce parce que les hommes ne veulent plus voir. Ils ont peur, et ça se voit : quatre militaires patrouillent dans la rue, et plusieurs voitures de police illuminent l’air de leur lumière bleue clignotante.

Je ne peux pas rester ici, je dois à tout prix partir avant d’être effacé complètement et de me perdre dans cette mécanique bien huilée, qui broie systématiquement les individus, appelée humanité. Je suis prêt à faire tout ce que Monsieur Z. voudra, tant que je peux retrouver mon poste et ainsi rentrer chez moi, loin de toutes ces incohérences. C’est décidé, je vais observer les Clients. Pour cela, je dois changer de point de vue, et adopter un regard neuf sur tous ces éléments que je connais pourtant par cœur.

Depuis mon nouveau poste d’observation, je peux encore voir mon café à gauche, et en face de moi se tient la Grisette, enfermée derrière une barricade de motos. Elle a l’air triste, comme fatiguée d’observer encore et toujours la même chose, son éternel bouquet dans les bras… Mais je dois me concentrer, il doit bien rester encore un petit peu d’espoir, sinon je n’aurais pas été envoyé sur terre. Les hommes ont beau sembler futiles et étranges, ce sont eux qui nous permettent d’avoir un emploi fixe depuis la nuit des temps, avec toutes leurs requêtes et leurs supplications.

C’est étrange, depuis ici les choses ont l’air différentes. Les barres en fer de la grille contre laquelle je suis appuyé me rentrent dans le dos, la pierre est froide sous moi, mais c’est comme si mon attention était plus que jamais en éveil. Je m’efforce de trouver un sens dans les actions qui se déroulent sous mes yeux.

Et soudain, je vois. Je vois enfin. Je vois la beauté cachée des habitants de cette terre. Une petite fille tient la main de son père, et, en pointant la statue de la République, elle lui annonce avec joie : « c’est la statue de la liberté ! » Cette innocence, cet enthousiasme ne se retrouvent que chez les enfants. Ils savent encore voir les choses avec leur cœur et non avec leur cerveau ou leurs préjugés. Ce sont eux qui apportent la grâce nécessaire au bon déroulement de cette pièce. Les adultes, eux, n’apportent que la peur, le doute, et la méfiance.

Mais non, pas tous ! Un homme passe entre moi et la Grisette, nous le suivons tous deux du regard, et il chantonne « il en faut peu, pour être heureux ! »

 

Je ressors ma lettre, et me dis qu’après tout, mon travail ici bas n’est pas encore terminé, les Hommes savent encore regarder vers le ciel en sifflotant, alors que le soleil joue à cache-cache avec les nombreux nuages qui s’approchent.

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Anaelle Stumpf

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