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Nighthawks

Marjolaine Milon

 

Nouvelle

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Il avait toujours été fasciné par les romans policiers, les faits divers, les crimes en tout genre, plus sanglants ils étaient, plus délecté il se trouvait. A l’école primaire, contrairement à la plupart des enfants, ses héros n’étaient pas des sportifs de haut niveau, des défenseurs de liberté et d’égalité, non, ses héros à lui c’étaient les grands meurtriers, les psychopathes, les tueurs d'hommes. Il avait toujours, et c’était encore le cas, admiré le sang-froid, il sourit de son jeu de mot, avec lequel ils tuaient leurs victimes, comme si c’était une simple formalité, une action usuelle dans une routine bien huilée. Il s’était toujours demandé ce qu’il pouvait se passer dans l’esprit de l’assassin les quelques secondes avant de commettre l’irréparable, y-avait-t-il une once de remord ? une touche de pitié face au visage implorant ou surpris de la victime ? ou bien au contraire un plaisir sadique en voyant la souffrance de l’autre, l’emprise que l’on pouvait avoir sur le destin de la personne ? Le pouvoir presque divin de vie ou de mort. Ces questions occupaient son esprit depuis sa plus tendre enfance et n’avaient fait qu’y croître à mesure que les années passaient et particulièrement aujourd’hui. Aujourd’hui en effet était un grand jour, peut-être le plus important de son existence. Il s’apprêtait à devenir lui-même son propre modèle, le héros qu’il avait toujours admiré, l’assassin en personne.

Il sortit soudainement de ses pensées. Une heure du matin. L’heure file à toute vitesse lorsqu’on est dans une telle réflexion. Il eut un sourire de contentement et rassembla ses affaires pour partir.  Une fois en bas de son immeuble, ses pieds s'engagèrent tous seuls dans la bonne direction, comme si la voie qu’il devait prendre était innée chez lui, comme si le meurtre était inscrit dans ses veines, dans ses membres, dans tout son corps. Les immeubles fades, les rares voitures, les boutiques éclairées, quelques visages de passants défilaient devant ses yeux alors qu’il arpentait d’un pas décidé les nombreuses rues de son trajet. A cette heure-là, les passants se faisaient rares : il croisa un petit groupe de jeunes dont les éclats de rire semblaient entrer en dissonance avec le calme obscur de la rue, un peu plus loin un sans-abri, le regard hagard, appuyé sur un pan de mur, une jeune fille élégante dont le tic tic cadencé des talons traduisait son empressement à rentrer chez elle, et enfin à sa plus grande surprise, une vieille femme. Il la vit alors qu'il passait dans une rue déserte. Elle marchait d'un pas lent et ses pieds semblaient à peine s'appuyer sur le sol. Elle avait un visage doux, dont les traits lui rappelaient ceux de sa grand-mère, une femme dont la trop grande gentillesse avait fini par la perdre. Quelle idiotie. Alors qu'elle passait devant lui, elle le scruta attentivement et finit par lui faire un grand sourire plein de grâce. Il aurait été superstitieux, il y aurait vu un signe, mais ce n’était pas son genre, pas plus que ce n’était le sien de sourire sans raison, alors il la regarda simplement sans aucune expression dans les yeux. Une fois que la dame fut passée, son pas claudiquant sur le pavé s'éloignant dans la nuit, le visage de l'homme se fendit d'un rictus moqueur alors qu'il imaginait la réaction de la vieille femme si elle avait eu connaissance de son projet. Très certainement, il y aurait de l'effroi et puis aussi, et sûrement, de la déception. La déception d'une personne qui a vécu et qui a toujours eu une foi aveugle en l'humanité, qui a toujours cru en la bienveillance de son prochain et qui voit ses idéaux totalement bouleversés, remis en question.

 Oui, assurément, un monde où l’on aurait connaissance des moindres pensées des personnes nous entourant serait réellement très différent. Fort heureusement, aujourd’hui ce n’était pas encore le cas et son esprit pouvait être entièrement accaparé par ses pulsions meurtrières sans que personne ne vienne le lui reprocher. Il soupira de bonheur : ce soir, il allait passer le cap, se hisser au rang très sélectif de meurtrier et il n’y aurait aucun retour en arrière possible. Quelques minutes plus tard, il arriva enfin au coin de rue qui allait changer sa vie. Depuis le trottoir où il était, il observa le diner américain situé juste en face, à quelques mètres. C’était un bar comme un autre mais ce soir, il se transformerait en scène de crime et deviendrait un lieu unique. Il se sentit fier car quelque part, il allait rendre ce bar anodin absolument unique, il allait le faire sortir de son uniformité grisâtre et sans intérêt pour le tourner en un lieu surnaturel où vie et mort se côtoient et luttent l’une contre l’autre. Comme prévu, le bar était presque vide, impression d'autant plus renforcée par la lumière blanchâtre qui émanait des néons du plafond et qui se diffusaient à profusion dans toute la salle, paraissant même en imprégner les personnes. Les grandes baies vitrées lui permettaient d’observer le bar en toute transparence, comme s’il y était. Directement en face de lui, l’homme de dos, la tête baissée, avait le regard perdu en direction de son verre. De l’autre côté du bar, un autre homme, accoudé, regardait, sans aucune expression sur le visage le barman qui se penchait, sans doute pour préparer un cocktail... Et puis il y avait le protagoniste le plus important, sans qui cette histoire ne pourrait se poursuivre, la victime. La femme rousse, perchée sur un tabouret, juste à la gauche de l’homme accoudé, sa main à quelques centimètres de la sienne. Elle avait aussi le regard vague, fixant un objet qu’elle tenait entre ses mains. Ce bar respirait l’ennui, le vide, la lassitude. Il semblait n’attendre que lui, pour venir y redonner un peu d’action et de vie. Enfin, de vie, c’était discutable bien sûr. Il eut un rictus de satisfaction, il ne se lassait jamais de l’humour noir, puis il jeta un œil à sa montre : une heure trente. L’heure du crime était sur le point de sonner. D’un pas tranquille, il traversa la rue qui le séparait du diner afin de ne pas éveiller les soupçons par un empressement trop prononcé. Simple précaution bien sûr car la rue était particulièrement vide à cette heure-là, pas même un chat de gouttière ou un rat n’avait croisé son chemin. Même les sombres immeubles autour de lui paraissaient vides, comme si toute trace de vie avait quitté les alentours à son approche. Ou du moins, c’est ce qu’il aimait croire. Arrivé sur le seuil, il eut quelques secondes d’arrêt : il vérifia qu’il avait son revolver dans la poche de sa veste, prit une profonde respiration comme un acteur s’apprêtant à rentrer en scène et poussa finalement la porte du diner. Il n’y avait plus de retour en arrière possible.

En pénétrant dans le diner, il eut immédiatement l’impression d’être asphyxié par la tension et la lourdeur qui se dégageaient du lieu. L’endroit était marqué d’une atmosphère pesante à couper au couteau. D’un air naturel, il referma la porte du bar derrière lui, et poussa discrètement le verrou. Première étape de la mise au piège de la victime. Il balaya la salle du regard en une brève seconde : personne ne semblait avoir bougé. Les clients étaient chacun absorbés dans une contemplation qui semblait métaphysique, les yeux dans le vague ; le barman était toujours penché, en train d’essuyer des verres à l’aide d’un torchon miteux. Tout était donc en ordre. Il s’avança vers le comptoir et s’installa sur un tabouret à la droite de l’homme qui était assis juste à côté de la jeune femme, de telle sorte il était à proximité de la victime, sans être toutefois trop proche. Ne se sentant pas d’humeur à accomplir son méfait tout de suite, il commanda un whisky au serveur et salua d’un signe de tête les autres clients. Ce n’étaient pas de vrais clients mais ses partenaires de crime. Ils étaient tous là pour la même chose ce soir : accomplir un meurtre coûte que coûte. Tous sauf la victime bien sûr, et le barman qui était loin de se douter de ce qui se profilait dans l’ombre de son diner. Les deux hommes lui rendirent son salut en soulevant leur chapeau pour lui signifier que tout était parfaitement en ordre. Quant à la jeune femme, elle le fixa pendant plusieurs secondes puis esquissa un sourire, révélant des dents d’une blancheur impeccable. Il lui rendit son sourire, en prenant garde à ne pas y mettre trop d’enthousiasme. Lorsqu’elle retourna à sa contemplation silencieuse du vide, il en profita pour étudier plus attentivement son visage. Ce n’était pas prévu, quelque chose, cependant lui commandait de le faire. Il n’avait pas non plus l’habitude d’écouter son instinct, mais cette fois-ci il le fit. La jeune femme avait des yeux bruns, à première vue assez banals, mais quand on y regardait de plus près, on y voyait une sorte de lueur inexprimable qui éclairait tout son regard, paraissant rejaillir directement de son âme. Son nez, il ne le percevait que de profil, était droit, légèrement redressé. Quant à sa bouche, elle paraissait fine, élégante, et d’ailleurs assortie à sa robe rouge carmin. Ses lèvres formaient une moue songeuse, les coins en étaient imperceptiblement retroussés, ajoutant un peu d’espièglerie à son allure rêveuse. De manière générale, son visage respirait une douce harmonie qu’il semblait difficile de briser. Il espérait cependant que ses traits se durciraient lorsqu’il en viendrait à sortir son revolver, que la masque de la peur viendrait déloger cette expression paisible et imperturbable.  

Alors que ses yeux s’attardaient de nouveau sur la bouche de la jeune femme, il sentit que son regard avait changé de cible : c’était lui qu’elle fixait désormais. Elle avait sûrement senti ses regards insistants… Il s’agaça de sa propre bêtise, il ne fallait jamais laisser croire à la victime qu’on éprouvait une quelconque curiosité envers elle. Il croisa son regard l’espace d’une seconde puis baissa la tête vers le comptoir. Celui-ci avait sûrement dû être essuyé avant son passage, il brillait tellement qu’il pouvait y voir nettement son reflet. Fort heureusement, il ne semblait pas avoir rougi, mais ses traits s’étaient tendus, sous l’effet de l’agacement. Il tenta de reprendre ses esprits en posant ses deux mains sur le comptoir de manière à avoir un appui solide. Du doigt, il essuya la goutte de sueur qui commençait à perler sur la joue droite du visage reflété sur le comptoir en bois poli en face de lui. Quelques minutes s’écoulèrent ainsi, un silence profond enveloppant tous les protagonistes du diner, si liquide qu’il semblait même les en imbiber. Soudain, une voix brisa ce calme sépulcral :

  • Garçon, pourriez-vous m’indiquer les toilettes ?

C’était son voisin de droite, l’homme de dos. Il avait décidé d’accélérer le processus. Il lui lança un regard froid où transparaissait un unique commandement : il est temps d’agir.

  • Bien sûr monsieur, vous voyez la porte au fond ? Il faut la pousser, traverser les cuisines puis au bout, vous trouverez une autre porte sur votre droite. Les toilettes sont là.

  • Merci. Mais pourriez-vous me montrer vous-même le chemin ? J’ai quelques problèmes de mémoire et ce serait bien malheureux que je me perde à cette heure-ci… il ajouta un semblant de sourire pour alléger ses mots mais ses yeux demeuraient inlassablement froids.

  • Hum… Oui je comprends. Suivez-moi.

Le barman sortit de derrière le comptoir et ouvrit la porte du fond pour laisser passer le client. Juste avant de quitter la pièce, l’homme se retourna et articula du bout des lèvres une menace à l’égard du futur meurtrier, lui signifiant par là la nécessité d’agir vite. Le destinataire saisit parfaitement le message et s’apprêta à sortir le revolver de la poche de sa veste. Soudain, il sentit une main se poser sur son épaule et son sang se glaça, ça y est c’était fini, il était pris sur le fait.

  • Bonsoir, accepteriez-vous une présence féminine à vos côtés ? dit une voix douce, en désignant le tabouret à côté de lui.

L’homme se retourna lentement et la stupeur s’inscrivit sur son visage : elle ! Elle l’avait pris de court. Il réfléchit : après tout, en étant aussi proche, il lui serait beaucoup plus facile de la tuer, et puis c’était digne des plus grands meurtriers de s’attirer la sympathie de la victime avant de la faire passer dans l’au-delà.

  • Je vous en prie, dit-il en tentant un sourire aimable.

La jeune femme se hissa sur le tabouret et lui dit avec un sourire timide :

  • Vous comprenez, ce n’est pas mon genre d’aller vers les gens que je ne connais pas comme ça, mais j’ai vu que ne cessiez de me regarder depuis votre arrivée. Et je dois vous avouer que j’ai senti une sorte de connexion immédiate entre nous, comme si nous étions destinés à nous rencontrer ? Enfin, c’est peut-être mon imagination qui s’emballe mais j’aime croire à ces rencontres du destin…

L’assassin demeura muet : il s’attendait à tout sauf à ça. Cependant il décida de jouer le jeu jusqu’au bout, le plaisir de la tuer serait ainsi encore plus grand :

  • Je vois tout à fait ce que vous voulez dire ! C’est comme si, quelque part, il était écrit que je devais vous trouver là ce soir, dans ce bar, à cette date précise.

  • Exactement ! Dites-moi, vous croyez vous aussi au destin ? s’exclama-t-elle en se penchant vers lui, un air sérieux sur le visage.

Une fragrance enivrante vint lui chatouiller les narines. C’était un parfum qui lui était étrangement familier mais il était incapable de dire d’où cela lui venait, même en cherchant dans les confins de sa mémoire. Il ne pouvait s’empêcher d’être agacé face à l’impossibilité de retracer la piste de cette odeur. Cependant, il glissa un masque imperturbable sur son visage et lui répondit :

  • Bien sûr. Je pense que nous devions inéluctablement nous rencontrer. Je pense d’ailleurs que je suis nécessaire au bon déroulement de votre existence, et que vous l’êtes pour la mienne.

  • Oh, comme vous y allez ! murmura-t-elle en rosissant de plaisir.

Il regarda ses joues se teindre de différentes nuances de rose. Il imagina l’impact que ferait la balle dans ce visage aux traits délicats : le surgissement du rouge sanguin dans cet univers rosé et féminin, et il frémit de plaisir. La jeune femme, voyant son regard fixe, baissa humblement les yeux et but une gorgée de son cocktail. Elle jeta un coup d’œil à l’homme à sa gauche : il n’avait pas bougé depuis qu’elle était partie, ni même depuis qu’elle était arrivée deux heures plus tôt, une main sur le comptoir et les yeux dans le vague. Elle se retourna vers son nouveau partenaire et se lança dans un long monologue : elle lui parla de sa vie, de sa quête du grand amour, de ses déceptions, de ses rêves. Il l’écoutait en silence, hochant la tête par intermittence comme pour dire qu’il comprenait ce qu’elle voulait dire. Il était bien arrangé de ne pas avoir à faire la conversation, il n’avait jamais été doué à cela. Et puis, pour dire vrai, la voix de la jeune femme était captivante, et il ne pouvait s’empêcher de l’écouter. Soudain, elle s’arrêta, parut réfléchir et dit :

  • Dites-moi, ça fait bien une demi-heure que le barman est parti avec l’autre client et ils ne sont toujours pas revenus. C’est étrange… non ?

Cette remarque lui fit l’effet d’une douche froide, un retour abrupt à la réalité et à sa mission.

  • Il n’y a sûrement pas de quoi s’inquiéter.

  • Oui, vous avez raison… Enfin, de toute façon je vais passer aux toilettes pour me repoudrer, je verrai bien s’il est arrivé quelque chose !

Sur ces mots, la jeune femme se leva, rajusta sa robe et commença un pas vers le fond de la salle, mais il la retint fermement par le bras.

  • Non ! Ne partez pas.

  • Que se passe-t-il ? interrogea-t-elle, un air surpris sur le visage.

Il resserra son emprise sur son bras ; la peur fit alors son apparition dans les yeux de la jeune femme, arrondis par l’incompréhension. L’acolyte assis au bar, qui s’était totalement fait oublier pendant le temps de leur discussion, s’était levé à son tour et placé près de la porte d’entrée. Le troisième homme, enfin, était revenu seul de son escapade sanitaire et bloquait l’accès à la seconde et dernière porte de la salle. Le meurtrier en devenir porta la main à sa veste et en sortit son revolver, tout en gardant son regard rivé sur la victime. Il le leva sans trembler et le pointa sur son visage, juste entre ses deux yeux de manière à ce que, lorsqu’il aurait tiré, il ne reste plus rien de ces traits agaçants.

  • S’il vous plait, ne tirez pas… murmura la jeune femme, implorante. Des larmes commençaient à perler aux coins de ses yeux où brillaient à la fois l’angoisse et l’amertume, due au sentiment d’avoir été trop naïve en portant sa confiance dans cet inconnu.

Il continuait à la regarder sans rien dire. Il n’avait pas pu s’empêcher de déplacer son regard sur ses yeux : fatale erreur. Il y lisait désormais toute la déception de la femme. C’était le même regard que lui lançait sa défunte mère lorsque plus jeune, il avait des accès de violence. Soudain, il eût un sursaut presque imperceptible, il lui sembla qu’il avait désormais sa mère en face de lui. Il ferma les yeux pour faire disparaître l’hallucination ; il voyait à présent le visage maternel totalement détruit par l’impact de la balle, image qui lui provoqua un frisson encore plus grand. Pour se ressaisir, il porta son autre main sur le revolver de manière à le tenir plus fermement. Il posa lentement son doigt dans l’anneau de la détente. Il rouvrit les yeux. Ce n’était plus le visage de sa mère qu’il voyait, ni même celui de la jeune femme, c’était celui de l’humanité, toute l’humanité. Un visage totalement nu, vulnérable, offert sans aucune barrière à sa violence meurtrière. Un visage qu’il avait le pouvoir de détruire. Un visage qu’il pouvait faire passer du masque insouciant de la vie au masque macabre de la mort.

Un geste, une seconde à peine pour faire terminer toutes les secondes qu’il restait à vivre à la jeune femme. Une seconde pour abattre d’une balle l’espoir que l’humanité portait en lui, pour faire taire la voix de sa conscience, quasiment agonisante mais toujours présente dans un recoin de son esprit torturé.

Avait-il vraiment envie de tuer l’humanité toute entière ? C’était bien là le problème.

Pouvait-il même tuer ? Il venait de réaliser qu’il en était incapable.

Il laissa son revolver glisser de ses doigts et tomber à terre :

  • Je ne peux pas.

Victoire de la conscience. Victoire du visage. Un silence suivit ses mots. Puis, tout à coup, une détonation retentit.

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