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Proper Parfait Goubaux :

une vie, des vies

1805

Apprendre à lire

Lola Dubois

 

 

Je débouchai Quai des écoles, épuisé par ma course et déjà fatigué de ma journée. Mon corps qui s'était soustrait de mes sensations depuis plusieurs heures me semblait lourd. Pourtant mes joues séchées par mes larmes et mon souffle encore bruyant me tiraient doucement vers un état de flottement et je me mis à prêter attention à ce qui m'entourait. Une échoppe attira mon attention, peut être que sa taille me rassura ? ou que sa couleur me sembla familière ? ou bien était-ce l'agencement des lettres en bois, dont la mousse cachait certains morceaux, qui éveillèrent ma curiosité ? Je me figeai devant et entrepris de deviner la nature du lieu. Quelques indices me mirent sur la voie, je me souvins être passé devant en compagnie de ma mère et avoir aperçu l'homme qui y travaillait, je mis cette information en relation avec ce que j'apercevais à travers la vitrine et en déduisis un travail d'artisan.

La première lettre était déjà un obstacle: le “c” avait-il le rôle du “s” ou du “k”? Je changeai donc de technique et cherchai les lettres que je connaissais, en priorité celles qui m’étaient le plus familières comme le «o» ou le «r» qui se retrouvaient aussi dans mon prénom. Cette approche fut décisive pour percer le mystère et comprendre qu'un cordonnier vivait ici, partageant sa journée entre le grattage des sabots et le cirage des bottes napoléoniennes. Satisfait de ce savoir, je poursuivis ma route et bifurquai rue de l'Arbre sec, tentant de fixer mon attention sur toutes les lettres que rencontrait mon regard. Je tentais ainsi  d’oublier par tous les moyens le grondement grave de mon estomac qui réclamait la paye du travail d’amortissement des coups reçus plus tôt dans la matinée. L'humidité ambiante m’enivrait tandis que la gêne provoquée par ce ventre vide, plutôt que de m'attacher au moment présent, m'élevait. Mon esprit flottait. L'élucidation de chaque nouvelle syllabe parvenait finalement à faire de ce lieu un endroit qui m'appartenait, où je n'étais ni un corps,  ni même Prosper, seulement présent à toutes ces découvertes.

J'ignorais si toutes mes révélations tenaient réellement d'une lecture appliquée ou bien si ma présence seule leur permettait de prendre sens. Le vide des boutiques, des trottoirs et des routes de ce mardi après-midi favorisait mon imagination et rien ne semblait pouvoir freiner l'ascendant que j’avais pris sur la rue.  La seule exception à mon règne total sur cet espace qui était mien, par les découvertes que j’y faisais, fut une femme aux traits fatigués, au regard froid et à la bouche tombante adossée à un platane nu.

Elle semblait terriblement malheureuse. Cette contemplation me plongea dans un état méditatif et ce fut difficilement que je parvins à décrocher mon regard du sien. Je pensai que si un jour j'apprenais à lire et à écrire, mieux que ce n'était le cas alors, je lui demanderai de tout me dire, et j’écrirai sa vie.  Sa présence dans cet endroit lui conférait le droit d'exister dans mon monde. Elle éveillait toute ma curiosité.

J’ignore d’où venait ce besoin pourtant loin des considérations familiales, j’éprouvais seulement la nécessité de témoigner de ce que je voyais et le plus vite possible. Pourtant, je ne me l’étais pas formulé nettement jusqu’à ce jour. L’image de cette femme m’a hanté plus que je ne l’imaginais.  Je réalise que c’est elle que je pensais en rédigeant Une femme malheureuse en 1837 et c’est à ce visage que je dédiais le personnage de Louise.

Je me souviens qu’après ces réflexions sur le pauvre femme adossée au platane mon regard n’avait plus rien quêté, il s’était laissé porter par la lumière et ses reflets. Un objet avait cependant attiré  mon attention: une corne d'abondance posée dans une vitrine, débordante de fruits comme s'il n'y avait pas de fond et que jamais une limite ne pourrait être atteinte. La lumière blanche dans laquelle Paris baignait éclairait plus encore l'objet qui resplendissait. J’avais voulu comprendre la raison de son emplacement, ici dans cette vitrine, mais surtout s'il était possible d’insérer ma main dans le creux et vérifier par moi même la possibilité de toucher le fond ou du moins les fruits, devenus objets d'une convoitise démesurée. Le ventre creux, j’avais levé la tête pour entreprendre le déchiffrement du nom du lieu : un « a » et un « n » d'abord, cela pouvait être le son « ane » ou bien «an » comme dans « mantille », ensuite venait un « t » et un « i », c'était plus facile . « Anti » donc.  Ensuite, ma hâte de parvenir d'achever ma lecture m’avait fait commettre une erreur. Il m’avait fallu plusieurs minutes à déchiffrer le « q » et le « u » . A force de concentration, le sens s’était dévoilé devant moi, tout s'était éclairé, j'étais fier et j’avais l'impression d'une supériorité sur les passants qui filaient sans un regard. Ici était signalé : « Antiquités ».

 

 

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Prosper Parfait Goubaux : une vie des vies

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