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Proper Parfait Goubaux :

une vie, des vies

Une cité scolaire, 1857-1858

Arthur Lapierre

 

 

« Au revoir Fournier, bonne soirée !

-Bon souper, m’sieur Prosper… »

 lança sans y croire le vieux cordonnier de la rue du Rempart. Ce dernier ne faisait plus attention aux relations qu’il entretenait avec les gens du quartier mais qui constituaient le secret de la réussite de son échoppe. Goubaux ne fut qu’à moitié surpris par cette réponse, et éprouva une certaine mélancolie en le voyant décrocher à contre-coeur l’enseigne « CORDONNIER DU REMPART ». Il avait toujours apprécié cet homme simple et généreux qui l’avait accueilli plus d’une après-midi pluvieuse quand l’errance et la lecture étaient le seul remède pour oublier la douleur des coups de son beau-père. L’atelier était exigu, situé au rez-de-chaussée d’une maison à colombage, instable mais tenace, dont les panneaux de bois clouté séculaires qui servaient autrefois de volets aux commerces étaient rendus obsolètes par les épaisses vitres irrégulières de la vitrine. Goubaux habitait 18 numéros plus bas, dans un immeuble défraichi au 5e étage, sous le zinc glacé. Le contraste entre le manque de raffinement des immeubles vétustes et la majesté des vieilles pierres en équilibre au dessus des pavés faisait de ce quartier une enclave désordonnée massée autour d’un lieu et d’un nom qui rappelait  une sécurité inviolable et une gloire évanouie, le Rempart. Mais ces bâtiments avaient tous un point commun : le peu de considération qu’on leur prêtait. Les premiers subissaient une indifférence populaire, et les seconds un oubli volontaire. Prosper se revoyait enfant, jouer parmi les boyaux étroits qu’il connaissait par cœur et qui avaient longtemps restreint le peuple dans ses déplacements. Ce dédale contribuait à ce qu’était devenu Paris, un Paris bouillonnant, fédéré et qui causait tant de soucis au reste du pays. Partagé entre une idéologie moderniste et un profond amour du souvenir et du savoir, Goubaux avait été intrigué par les récentes  déclarations du gouvernement. « Paris va subir de grands travaux de rénovations. » Les gens n’avaient pas vraiment prêté attention à ces annonces, blasés par l’indécision des élites jusqu’à ce que les premiers avis de rachats des propriétés parviennent aux habitants du quartier. Paris changeait, après 60 ans d’insurrections et de tâtonnements politiques. Deux monarchies, deux République, deux empires avaient décidé Goubaux à considérer son siècle comme celui du changement, du virage historique. Paris changeait, après 2000 ans d’empilement, d’archaïsme, de densification, la ville respirait. Goubaux se devait de réagir, lui qui accordait au progrès une dévotion aveugle, de saisir l’occasion, et de faire de son institution un porte-étendard du nouveau Paris. Il était fasciné par ces nouvelles techniques qui érigeraient des statues de métal hautes comme des immeubles et des immeubles hauts comme des montagnes.

Si la refonte de Paris stimulait tant Prosper, c’est que son Institution peinait à suivre son projet de repenser le façonnage de la Société. Le réfectoire de son établissement était une antre vétuste, qui semblait abandonnée depuis des années après chaque service, et où les courants d’air s’insinuaient sous chaque carreau. Les élèves internes étaient entassés dans deux dortoirs éclairés par les maigres rayons qui passaient les barreaux des fenêtres, et on ne comptait plus les pupitres ruinés et désertés qui donnaient la douloureuse impression au vieux pédagogue que ses salles de classes se vidaient avec le temps.

Prosper arrivait au théâtre de sa construction, là où il avait grandi, appris et souffert. Il y venait chercher des affaires qui lui avaient appartenu, à ses parents ou aux anciens propriétaires. Il revendrait les souvenirs les plus chers, garderait les plus insignifiants et le reste partirait dans les décombres de son ancien immeuble, dans quelques mois. En sortant du vieil immeuble, il poussa la porte d’entrée à l’aide d’une théière en fer blanc dans une main, et referma le battant avec sa première édition des Métamorphoses, une relique dont l’exhumation ravit sa promenade. Il allait être une heure et quart de l’après midi, et la faim s’installa confortablement dans l’estomac de Goubaux.

 

Il se dirigea tranquillement vers un endroit qu’il ne fréquentait que lorsqu’il croyait en ses projets, lorsqu’il était convaincu de la pertinence de sa réflexion, afin de commencer à concevoir sa nouvelle « Cité Scolaire ».De plus, Goubaux aimait vivre, et la faim obstruait lourdement la porte de son génie.

Il poussa donc celle du vieux Café, et s’assit en soufflant sur la chaise d’osier.  Alors, il appela le garçon, et choisit les rognons flambés au Cognac du Procope, intrigué et amusé par l’intitulé du plat. Il fut néanmoins déçu par son intuition car le plat n’était franchement pas flambé mais baignait dans une soupe trop salée, où les flammes avaient, retiré au Cognac tout son intérêt. Mais Prosper avait faim, et ce n’était pas dans son habitude de laisser son assiette encore tachée. Tout en soufflant sur sa tasse de café, il défit ses dossiers et sortit religieusement son encrier. Il sortit aussi le précieux document estampillé « Ministère d’Etat » et orné de l’Aigle impérial et qui annonçait à son destinataire qu’on débloquait enfin des fonds pour rebâtir son établissement. La lettre avait tardé à arriver, au vu de la frénésie avec laquelle Paris avait été transformé, et Goubaux frémissait d’excitation à chaque fois qu’il la saisissait. Peu après la réception du précieux billet, on lui avait demandé de dresser une liste de tous les problèmes auxquels l’ancien bâtiment faisait face, et  Goubaux n’allait pas se gêner pour ajouter à cette liste des suggestions, des directives aux gratte-papiers de l’Empire qui reconstruiraient son lycée. Le problème majeur de l’Institution de la rue Blanche était qu’ elle était trop petite, trop exiguë, trop ramassée pour répondre aux ambitions de Prosper. Prosper aimait les chiffres ronds, et proposa que son futur lycée accueille mille élèves, cinq cents internes et cinq cents externes dans un souci d’équité entre Paris et la province. On lui avait confirmé que le terrain s’étalerait sur plus de 15 000 mètres carrés, cela ne devrait donc pas poser trop de problèmes. Mais Goubaux ne voulait pas passer trop de temps sur ces soucis de forme. N’importe quel architecte, ou directeur qui aurait visité son ancienne Institution aurait remarqué d’un coup d’œil que les classes n’étaient pas assez grandes, que les sanitaires étaient vétustes ou que les escaliers vermoulus pouvaient mettre en danger les enfants. Mais personne mieux que Prosper n’avait noté depuis plus de dix ans les limites du vieil édifice, tous les petits détails, les scrupuli, qui enrayaient le mécanisme de l’Éducation protégé par Saint Victor.

Goubaux était vieillissant et distinguait de plus en plus mal les visages des jeunes gens quand ils le saluaient après 6h du soir. Il voulait continuer à honorer ce rituel qui faisait le bien-être de ses élèves, un simple sourire compréhensif accompagné du prénom de l’enfant qui le considérait un peu dans ce monde d’adulte. Il exigea donc dans toutes les salles des fenêtres hautes et larges.

Goubaux était aussi très attentif aux impressions que produisaient les bâtiments, à l’image que ces derniers renvoyaient et ce n’était pas vraiment le fort de Saint Victor. Il souhaitait que l’édifice fasse partie du nouveau Paris, mais qu’il soit suffisamment novateur et ouvragé pour qu’il se distingue dans l’uniformité des travaux de Haussmann. Il le rêvait imposant, majestueux et grandiose,  son « Palais Scolaire ». Qu’on soit fier d’y étudier, d’y rentrer, d’y manger et d’y dormir. Ainsi, par convictions pédagogiques mais surtout par fantaisie, Goubaux voulait que son palais scolaire en soit véritablement un,

par grâce à l’édification de tours à chaque coin du bâtiment. Son château s’élèverait le long  des voies ferrées de Saint-Lazare et dominerait hautement les Batignolles.

 

 

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