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Proper Parfait Goubaux :

une vie, des vies

Sculpté par Gabriel-Jules Thomas

1857

Romain Sokolow

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Le regard est déterminé mais bienveillant, les joues rouges et le teint chaud. L’homme se tient droit, son dos repose sur le dossier de sa chaise. Son manteau noir et soigné entre en contraste avec le rouge saisissant de sa chaise, du rideau à sa droite et du cordon au revers de son habit. Puissance et autorité.

Quel spectacle nous attend en face ! Lui est un homme au regard dur, qui porte la souffrance. Ses cernes creusés marquent son visage comme autant de nuits sans sommeil ni repos. Son manteau gris, malgré un nettoyage appliqué avant la sortie, souffre de traces de poussière. Son vieux gilet d’un rouge délavé masque à peine sa maigreur maladive. On peut qualifier son pantalon gris de laine épaisse de « pragmatique », tant il semble délaisser toute élégance pour assurer un confort et une chaleur à peu près satisfaisants. Il est vrai que le froid mord en cet hiver 1857, surtout pour un homme qui souffre. La douleur est sournoise, elle se tapit dans ses entrailles. La faim déjà le harcèle et le dévore.

Mais il tient bon pour le moment, il garde la tête haute, ou du moins aussi haute qu’il le peut (assez basse en réalité), car après tout Prosper Parfait Goubaux fait face à lui-même dans ce grand bureau. Derrière lui, le nouveau directeur, son ancien élève, Monsieur Monjean, se tient debout, gêné, attendant visiblement que le vieil homme se détache de ce portrait simple et rien de plus qu’ordinaire. Il avait été ravi d’apprendre la nouvelle : son ancien directeur et ami passerait à Chaptal pour une occasion spéciale. On peut se figurer la tristesse qui l’envahit à la vue de ce vieillard maigre et miséreux, que, lui, tient à considérer simplement comme un « vieil homme ».

Monjean, en bon proviseur, se doit d’être à la fois délicat, attentionné, mais aussi faire preuve d’esprit pratique. Malgré son profond respect et son affection pour l’ange déchu qui lui fait face, et son attention à ne pas brusquer ce corps affecté et cet esprit qui semblent pouvoir tomber à tout choc ou coup de vent, le responsable est rappelé par ses obligations. Avec tout le tact qu’il peut mobiliser, il avance d’une voix douce : « Monsieur… Ils nous attendent… ». Goubaux, sans ciller, répond d’un ton froid: « Oui. Allons-y. », et détourne lentement le regard du portrait. Les deux hommes, en silence, ou plutôt dans un bruit vague de politesses et de banalités échangées, traversent couloirs, portes, escaliers. Le plus jeune mène la marche avec assurance, tandis que le plus vieux tente avec peine de reconnaître ce grand édifice qu’il arpente d’un pas lent et lourd. Il n’arrive pas à tirer quoi que ce soit de tous ces murs, piliers, pierres qui bougent et se transforment sans arrêt dans l’esprit des architectes et dans les mains des ouvriers, mais il s’accroche avec une joie mélancolique aux regards des élèves qui le croisent, affairés, riant ou courant, sans remarquer ce vieil homme qui passe.

Enfin, après une traversée labyrinthique, ils s’engagent dans un couloir. Au fond on peut apercevoir une petite troupe alignée, attendant dans le silence. En s’approchant, on distingue d’abord cette grande perche maigre à lunettes qui domine le groupe. A la vue de son grand sourire et de ses petits yeux ronds écarquillés, on hésite entre la marque d’une joie immense ou l’expression d’une révélation christique à la portée insoupçonnée, mais on laissera à chacun le choix. Au premier plan, un jeune brun aux cheveux courts et au visage parsemé de poils naissants s’affuble d’un sourire convenu. Sur sa gauche, un petit gros au visage blanc et rond, somnolant debout, semble s’éveiller à la vue du directeur et son compagnon. C’est le quatrième homme, grand et fort, qui vient à leur rencontre. En lui serrant la main, Prosper fait un rapide portrait: visage carré, yeux verts foncés, petites lunettes rondes. « Monsieur Goubaux, voici Monsieur Desmoulins, professeur de Mathématiques remarquable. » dit Monsieur Monjean. « Enchanté de vous connaître Monsieur. C’est un réel honneur de rencontrer celui qui a fondé cet établissement, et surtout a enfin donné la place due aux sciences dans l’enseignement. ». Parfait se contente d’opiner de la tête à l’enseignant enthousiaste. Lui sont ensuite présentés les trois adolescents qui se tiennent en retrait, hésitant entre admiration et pitié pour cet ancien proviseur modèle à l’allure de misère et de souffrance. Les prénoms des trois jeunes ressortent de l’esprit préoccupé et mélancolique de Goubaux aussitôt qu’il y rentrent, mais il tente de suivre autant qu’il le peut : « Ces trois jeunes hommes représentent l’Association Amicale des Anciens Elèves de Chaptal, qui a organisé ces séances de pose. » Le plus grand des trois débute alors un discours enjoué et plat, et il n’évite pas un rappel inutile de tout ce qui a amené à cette entrevue, à la manière des premiers échanges d’un mauvais roman : « Nous tenons à vous remercier d’avoir accepté notre proposition, et nous sommes très fiers de vous accueillir aujourd’hui. Comme vous le savez, c’est le jeune prodige Gabriel-Jules Thomas, vainqueur du Prix de Rome, qui réalisera votre buste aujourd’hui, symbole de l’honneur qui vous est dû. Monsieur Thomas a accepté de venir réaliser ce travail au sein du collège Chaptal, dans un geste symbolique qui veut que cette consécration artistique se fasse dans l’établissement que vous avez construit et qui se tient aujourd’hui comme le fier représentant de toutes les avancées pédagogiques que vous avez admirablement imaginées et courageusement appliquées, qui mettent enfin au centre la formation d’élèves ancrés dans le monde moderne et le progrès… » Essoufflé mentalement par cette phrase qui ne semble pas vouloir se finir, Goubaux décroche lentement, distrait par la sourde douleur qui se réveille dans ses entrailles. Elle lui permet d’échapper à tous ces faux et vains honneurs déclamés dans un tas de termes longs et vainement compliqués au fond d’un petit couloir exsangue, et qui ne font peut-être que le ramener au présent, à la honte et à l’oubli.

Le vieil homme sent un vague poids se retirer de ses épaules lorsqu’il comprend que le laïus maladroit du jeune homme prend fin à l’arrêt de la gesticulation muette de ses lèvres, et à la moue satisfaite qu’adopte  son visage. S’en suit alors un silence gêné, caractérisé par la face de surprise et de dépit de l’adolescent décontenancé par l’absence de réaction de la part de Goubaux qui reste désespérément silencieux, signe fatal de l’échec de son discours tant préparé, aux termes normalement si efficaces, si fins… Monsieur Monjean s’empresse de mettre fin à ce flottement en tendant le bras vers la pièce à leur droite. « Monsieur, je vous en prie, le sculpteur vous attend. » Goubaux, après avoir remercié les trois élèves, s’engage dans la pièce. Une petite fenêtre laisse un rayon de lumière blanche et vive d’un début d’après midi éclairer les quelques tables, outils et cartons de dessins disséminés dans la petite classe d’art appliqué. Devant le tableau, le matériel du sculpteur s’étale sur le bureau. Gabriel-Jules Thomas, un chiffon à la main, se retourne. Prosper, tout en s’approchant pour lui serrer la main, se fixe sur son visage fin et mûr, ses yeux noirs, et les longs cheveux blonds qui l’encadrent. « Monsieur Goubaux, ravi de vous rencontrer. » dit simplement l’artiste, avec un sourire franc. L’ancien directeur remercie intérieurement la Providence de lui épargner une nouvelle épreuve discursive. « Bonjour Monsieur. ». Le jeune directeur, dans toute sa retenue, se contente d’un « Eh bien Messieurs, je vous laisse à présent. » avant de s’effacer discrètement. Passées quelques politesses d’usage, le sculpteur désigne une chaise devant le bureau. « Monsieur, je vous propose de commencer. Je vous en prie, asseyez vous. ». Parfait s’assoit avec difficulté, et se redresse pour conserver un semblant de tenue. En face, l’artiste est déjà concentré. Il dispose devant lui ses quelques outils, et son petit tas de cire. Tout en observant attentivement le vieil homme au visage creusé, il fait de sa cire une boule, et commence alors à la travailler.

 

Goubaux s’attendait à passer un long moment d’attente et de calvaire, à affronter d’éventuelles crises de douleur qui mettrait en péril sa capacité à rester immobile. Il s’efforce pendant les cinq premières minutes de se concentrer et de détailler le visage de l’artiste, tout en conservant une face impassible. Son regard dérive lentement vers la pâte informe qui se construit devant lui. Gabriel-Jules Thomas ne cesse de la tourner. Petit à petit captivé par l’agitation des mains et la mise en forme progressive de la cire, Goubaux ne se surprend pas à quitter ses préoccupations et sa tristesse pour se replonger dans son enfance, qu’il semble voir au travers des joues rondes et des grands yeux qui passent, et que lui donne à voir pour l’instant le buste tout juste commencé. Il tombe dans ce regard, et revient au taudis qui l’a vu grandir, et à la valse macabre qu’il dansait chaque soir avec son beau-père. Encore de la tristesse, du pathos dira-t-on,ç en devient lourd. Mais Prosper Parfait perçoit autre chose, car lui se souvient aussi de sa mère, de ce conte qu’elle lui a lu un soir, cette petite histoire simple qui l’a poussé dans le monde éternellement libre des mots, qu’il a appris en un an ou en sept jours, sur d’autres livres ou sur les enseignes de la ville, lui-même ne se souvient plus très bien. Les joues s’affinent, les yeux se ramassent, et c’est alors l’adolescent qui apparaît, ce Prosper Parfait qui étudie à Louis-le-Grand, dénigré par certains, mais aimé par ses amis, et profondément passionné par les lettres, et peut-être aussi intéressé par ces sciences et ces machines qui ne cessent plus d’avancer, de progresser. Oui, c’est bien de la tendresse qu’on peut voir se former dans le cœur du vieil homme meurtri, mais ne nous emballons pas, on ne peut pas décemment parler de bien-être. Non, ne rions pas du sculpteur, qui reste étranger à toutes les pensées qui viennent caresser Goubaux, ses sourcils froncés, son visage contractés montrent bien qu’il est concentré sur autre chose. En quelques coups de pouces , il caresse le morceau de cire, le presse, le modèle à l’image du visage immobile. C’est un front dégarni qui émerge au sommet, qui ramène Prosper à une perte de cheveux précoce difficile à accepter, mais qui heureusement se couple avec d’autres souvenirs plus flatteurs : la fondation de la maison d’éducation avec Delauneau, son transfert au collège Bourbon, les premières aventures d’un pédagogue engagé. Il retient un sourire in extremis en repensant à ce discours décisif, ce choix imposé à tous ses élèves rassemblés : ou bien vous restez, apprenez les sciences et la technique, et devenez des acteurs de demain, ou vous prenez avec vous vos lettres, vos mots et votre latin et me faites le plaisir de partir. Il ne l’a pas dit comme cela, ni même ne l’a envisagé comme cela, vous pensez bien, mais c’est  une affaire qui lui a couté des cheveux à force de se les arracher par indécision et par angoisse. Quelle affaire, quelle affaire… pense-t-il en en riant avec lui-même.  En repensant à tous ces jeunes qu’il a accompagnés, à qui il a voulu donner le meilleur, il ne peut s’empêcher une analogie latine : il se voit en Pygmalion formant des dizaines, des centaines d’êtres à son image… non, c’est là que la comparaison pêche : pas à son image, mais à celle que la société future érigera bientôt en modèle universel. Mais pourquoi tout cela, se demande-t-il à présent, puisque tout le monde m’a oublié, que mon nom s’efface de l’Histoire ?  Peut-être ai-je réellement servi ces jeunes en fin de compte, peut-être les ai-je menés vers un avenir assuré, se dit-il. Peut-être ai-je une raison d’être fier et assuré sur ce tableau, là-bas, dans le bureau. Peut-être. Distrait, il ne se voit pas tourner la tête vers la fenêtre, il ne voit pas ses yeux traverser la lumière, contempler les bâtiments qui encerclent la cour, il ne se voit pas discerner au travers des fenêtres l’agitation permanente d’élèves affairés qui courent ou rient, mais qui en tout cas apprennent et… « Monsieur, s’il vous plait… » dit avec douceur et retenue le jeune sculpteur. Parfait, coupé dans ses rêveries et rappelé à son devoir, tourne brusquement la tête et reprend immédiatement son faciès de marbre, qui reste à graver sur la cire. Peut-être, se répète-il.

 

La suite n’est que décadence : calvitie sévère, durcissement du visage, rides qui tournent et tournent sans fin… Que des symboles de sa descente aux Enfers inévitable, lente, douloureuse, et qui mène finalement à l’oubli. Le sculpteur n’aura pas vu cette larme qui a coulé, discrète, sur la joue droite du vieil homme, ou peut-être l’aura-t-il ignorée, par gêne, par pudeur, qu’en savons nous… « Voilà, Monsieur, je pense avoir fini. Qu’en pensez vous ? » demande le sculpteur en tournant le buste face à Goubaux. « Oui, oui, très bien. » répond-il évasivement, sachant déjà très bien ce que ce buste donne à voir de lui… Pressé de quitter la pièce, le couloir, le bureau, l’établissement, Goubaux se lève difficilement de sa chaise, fait un premier pas, s’apprête à murmurer de vagues salutations à l’artiste étonné de tant d’empressement… mais c’est alors qu’il entend les cris, les rires, tout cet affairement que lui partage la fenêtre. Lentement, il se retourne, attiré par ces bruits qui évoquent eux aussi d’émouvants souvenirs. Rien qu’un dernier regard, se dit-il. Il s’approche de la fenêtre, et c’est là qu’il voit. Il voit ces élèves sortir des classes, courir, discuter, rire, crier, lire, manger, pleurer. Il voit des vies en formation, en apprentissage. Il voit surtout ce garçon, onze, douze, disons treize ans, qui écrit. Un livre devant lui, il n’a que faire du balancement de la table instable, non il écrit, car il a un devoir à terminer (peut-être pour le cours qui vient dans maintenant douze minutes trente), car il a des connaissances et une méthode scientifique à assimiler, car il a un avenir à construire. Ses yeux concentrés montrent la volonté (peut-être une certaine angoisse aussi), la concentration, la réflexion. A chacun de voir dans ce regard ce qu’il veut, de l’interpréter comme il l’entend. Ce qui est sûr, c’est que Prosper Parfait Goubaux y voit quelque chose. « Peut-être ? Assurément. » pense-t-il enfin.

 

« Mais, enfin, dites nous ! Qu’a-t-il vu, qu’a-t-il pensé ? Pourquoi cet « assurément »? Comment… ? » Vous… vous me voyez confus, il y a de cela un instant il était au bord des larmes, dans la douleur et dans la tristesse… Mais voilà qu’il quitte la fenêtre, qu’il se dirige vers la porte ! Vite, rattrapons le !... C’est trop tard, son pas vif, assuré, fier, l’a mené hors de la pièce, hors du couloir, loin du bureau et bientôt de l’établissement car il a assurément de nouvelles choses à faire et à accomplir. Au moins aurons nous eu le temps d’apercevoir son buste droit, sa tête majestueusement chauve se dresser dans le couloir.

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