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Proper Parfait Goubaux :

une vie, des vies

L'héritage

Inès Zidi

 

Paris, 23 juillet 1859.

La pièce était petite et sombre. Alfred Potier discernait difficilement les meubles, ombres angoissantes dans cet espace clos. Les persiennes entrouvertes ne laissaient passer qu’un mince filet de lumière grise, qui venait éclairer une table en bois clair. Ses pieds décrépis par l’humidité soutenaient un plateau recouvert de papiers et objets divers : des lettres décachetées, quelques croquis, des crayons, toutes sortes de flacons en verre, quelques vieux livres. Au sommet de ce triste monticule trônait une vieille boîte en métal bleue, dont le couvercle cabossé gisait par terre, découvrant un flacon de morphine, vide. Plus loin, abandonné sur un plateau en fer, posé sur un guéridon en acajou, un bol de soupe restait, lui, désespérément intact.  A côté, un vieux pain rassis rappelait les murs gris, rances, qui s’émiettaient déjà à certains endroits. Plus bas, le parquet grisâtre se confondait avec un vieux tapis élimé, autrefois vert. Alfred se tourna vers le mur opposé aux fenêtres, contre lequel avait été poussé un lit en métal rouillé. Ce dernier était recouvert par un épais édredon en laine, dont la couleur défraîchie complétait le camaïeu gris de la pièce. Là, gisait Prosper Parfait Goubaux.

Alfred s’approcha doucement de son grand-père. Il découvrait avec une profonde tristesse ce corps amaigri, jaune et décharné, ce visage creusé au teint cireux. Il posait non sans horreur son regard sur ces deux trous noirs et profonds, vides, qui semblaient l’observer, le fixer, sans réellement le voir. Il avança lentement une main, et, en effleurant une joue du bout des doigts, il suivit le tracé des longues lignes qui creusaient une peau desséchée, pâle, presque diaphane. Ce visage, autrefois toujours animé, pouvait passer d’un regard rieur, ancré dans de petites ridules au coin des yeux, à une expression tracassée. Le front se plissait alors en de multiples lames horizontales qui venaient s’échouer sur un crâne lisse et froid. A présent, le masque qui le remplaçait n’avait pas d’autre expression qu’une torpeur douloureuse.

Une main décharnée reposait mollement sur le bord du lit. Seuls de légers tressautements réguliers animaient ces doigts effilés. Prosper Goubaux, dans un ultime effort que ses traits crispés trahissaient, poussa du bout de l’ongle un papier replié qu’Alfred n’avait jusqu’alors pas aperçu. Soudain, une horrible contraction l’ébranla violemment. Son torse tremblait affreusement, ses yeux vitreux laissaient perler de fines larmes, qui venaient se perdre dans les reliefs tordus de son visage. Puis, son corps entier, comme rompu, s’enfonça dans le matelas. Il était désespérément raide dans son linceul grisâtre, seul un léger sifflement qui s’échappait de ses fines lèvres le distinguait encore d’un cadavre.

Alfred Potier prit le papier, et, après avoir serré une dernière fois la main de son grand-père, sortit de la pièce, pour arriver dans un couloir miteux aux murs défraîchis. Là, il se laissa tomber dans une vieille chaise en bois. Son corps entier frissonna. Puis, ayant repris ses esprits, il déplia le papier. Il reconnut immédiatement l’écriture et son cœur se serra.

 

 

 

 

29 rue Blanche, Paris, le 20 juin 1859.

Mon cher Alfred,

Je ne sais combien de temps encore je vais souffrir de ces terribles maux, qui, chaque jour, m’épuisent un peu plus. Ce matin encore, le jeune interne est venu à mon chevet; il a brièvement écouté mon cœur et procédé à quelques massages, mais je crains fort que bientôt tout cela sera inutile. Il a parlé de cancer à l’estomac et je sais bien que rien ne peut venir à bout de cette maladie. Si lors de notre dernière rencontre je m’étais levé pour t’embrasser, je regrette de constater que j’en serai incapable aujourd’hui. En effet, chaque jour je ressens un peu plus les effets de cette maladie qui me ronge de l’intérieur. Depuis maintenant plusieurs semaines je n’ose plus sortir du lit. Je n’ai en réalité plus la force. Les douleurs se sont intensifiées, la morphine perdant de son effet.  Je dois t’avouer que dans cette terrible maladie, le plus pénible n’est pas la faim qui creuse et ronge mes entrailles. Je saurais ne manger que du pain et ne boire que de l’eau pour toute subsistance. Non, mon cher, le plus difficile est assurément cette douleur aiguë qui se diffuse dans mes membres à chaque mouvement, à chaque respiration. Il y eut de longues conférences avec le chirurgien et mon jeune interne, que je ne te répéterai pas, je sais bien toutes les espérances que tu as et ne voudrais pas te décevoir. Il m’est pénible de devoir t’infliger tout cela, tu dois croire que j’en suis sincèrement navré. Aussi, puis-je te dire sans crainte que bientôt tout cela sera terminé.

Je ne voulais pas t’accabler de mes inquiétudes, mais je n’ai pas résisté au besoin te faire part de ce qui me tracasse. Mon cher, je ne saurais te cacher l’impression douloureuse que ta dernière visite m’a causée. Vraiment, je vois bien l’excellent jeune homme que tu es sur le point de devenir, et il m’est difficile de penser que je ne serai point là pour t’orienter dans la vie. Tu sais combien la pédagogie a toujours été essentielle pour moi. Je serais en proie à un désespoir insoutenable si je ne pouvais te faire part de ce que je pense devoir être notre avenir. Ce combat perpétuel pour la modernité, que j’ai mené avec une passion inaltérable, j’ai pensé que seul un jeune homme dans ta position serait capable de le comprendre et de le poursuivre. Crois bien que ces paroles sont celles d’un mourant satisfait et plein de confiance. Mais sois prudent, je réalise à présent qu’agir comme j’ai pu le faire par le passé m’a peut-être usé, car j’ai maintes fois donné la préférence à mes projets. Si je suis pauvre à présent, c’est peut-être que j’ai trop souvent voulu suivre mes intuitions, ou réaliser mes projets les plus fous. Peut-être mon prénom fut-il une malédiction, j’ai trop voulu la perfection… Certes, je ne  regrette en aucune manière tout ce que j’ai pu créer, mais j’ai bien souffert de mes abus. Vois donc où je meurs aujourd’hui, et si tu savais les créanciers qui frappent à ma porte chaque matin. Ainsi, mon cher, je te demanderai de faire un bon emploi de tes ressources, en sorte que jamais tu ne souffres de tes obligations envers la science.  Mon cœur n’en serait que plus apaisé, car sois sûr que je ne doute en aucun cas de ton intelligence ; je sais bien que mes mots ne te seront pas nécessaires et que tu sauras parfaitement agir à la fois pour ta personne et pour la science. 

Mais assez, mon faible corps ne supportera pas une autre ligne. Allons, adieu. Adieu mon cher Alfred, jamais lettre n’a porté tant d’espoir et de confiance pour les grandes choses que tu accompliras. Sois sûr de toute l’affection que je te porte.

Bien à toi,

                                                                                                                              Prosper Parfait Goubaux

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