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Proper Parfait Goubaux :

une vie, des vies

1837

Emma Jubinville

Une soirée au théâtre

 

 

            Sur l'embrassade de la famille réunie le rideau tomba. Lentement une multitude bruits secs se firent entendre, s'unirent et amplifièrent engendrant le grondement d'une ovation. Au milieu des applaudissements des cris retentirent, cathartiques expressions du trop-plein d'émotions emmagasinées pendant la pièce : « jamais je ne l'ai vu aussi belle !.. si j'osais !.. » « BRAVO ! » « "et voulait que plus tard elle soit unie à mon fils." "À moi ?" » « GRANDIOSE ! » « Votre femme !.. Votre femme !.. voilà ce que je ne vous pardonnerai jamais. » « SUPERBE ! » « Il y a dans la vie des êtres qui s'attachent à nous pour nous faire du bien, avec autant de passion et de persévérance que d'autres, pour nous faire du mal. » « PARFAIT ! »

            Le rideau se leva de nouveau pour laisser place aux visages extatiques des comédiens, avides, s'emplissant des battements de mains de la foule, leur plus belle récompense. Prosper, qui avait regardé avec une émotion immense son œuvre prendre vie et s’émanciper sur les planches déjà vieilles d'un siècle du théâtre de la Gaîté, n'osait pas, par humilité, s'avancer pour rejoindre ses comédiens qui lui faisaient pourtant signe.  

            Puis, le dernier salut fait, une fois Prosper amené sur scène par l'appel impérieux de sa troupe, la vague de joie déferla dans les coulisses. Le mouvement emplissait les couloirs étroits et les loges où se changeaient les acteurs. Le dramaturge, encore sonné par son succès qui, le matin même, paraissait encore si incertain, errait au gré des effluves fauves et des parfums entêtants s’échappant des portes mal fermées dans la précipitation.  

            Les applaudissements fournis avaient créé chez Prosper et sa troupe une euphorie qui les avaient portés hors du théâtre, le long du boulevard du Centre, dans l'air léger de ce début d'été, sous les douches projetées par les becs de gaz des réverbères, jusqu'à une gargote dont les rideaux bigarrés qui pendaient derrière des fenêtres crûment éclairées s'harmonisaient difficilement avec la devanture fade et défraîchie. Ce fut l'effervescence régnant à l’intérieur du lieu qui happa naturellement les comédiens dans une atmosphère saturée par l'odeur âcre du tabac et le brouhaha des conversations animées en cette heure tardive.

            Leur euphorie, exacerbée par les premières bouteilles de mauvais vin, se mua en cris et en éclats de rire qui se répercutaient comme autant d'échos sur les cloisons décrépies de l'établissement, se mêlant à ceux des autres clients. On voulut manger.

            Ce fut un service continu de victuailles au cours duquel pigeons et chapons succédèrent aux crevettes et aux huîtres, puis, quand on eut terminé les tomates farcies, réclamé deux ou trois fois de ce vin corsé, qu'on leur avait dit venir de Bourgogne et dont les arômes capiteux de mûre et de réglisse s'échappant des bouteilles se mêlaient à l'ambiance enfumée empreinte d'une odeur de sueur aigre, une corbeille de fruits arriva, accompagnée d'une bavaroise au chocolat au plus grand ravissement de la troupe dont l’appétit de douceurs semblait insatiable. Les estomacs remplis, loin d'atténuer l'ivresse, poussèrent les hommes à boire davantage et les femmes à parler plus haut encore.

            On exigea un discours. Poussé par la troupe et la boisson Prosper se hissa sur ses pieds de manière hésitante et s'exécuta, parlant d'une voix forte du succès présent et des projets à venir. Une femme malheureuse avait fait de lui un homme comblé. Il regarda les visages rayonnants tournés vers lui. Celui languissant de Camille de Wauderval était animé par une admiration sans borne pour l'homme dont les répliques lui avaient valu des brassées de roses en fin de représentation et le feu de ses yeux se faisait caressant pour lui, d'une telle prestance, que le talent promettait à la postérité. Mais c'est le regard de Renauzi qui retint l'attention de Prosper. C'était le joyau de sa pièce, le nom qui avait attiré son public et le talent qui avait porté son art et la modernité de sa dramaturgie. Il se trouva de nouveau captivé par les mouvements de la bouche du comédien quand celui-ci demanda une bouteille de champagne pour trinquer à l'audace, cette bouche incarnadine par laquelle il avait pour la première fois compris la portée de sa prose. Le dramaturge voyait en lui le futur glorieux de ses passions qui se mettraient au service les unes des autres. Il caressait l'espoir que son renom en tant qu'artiste le remettrait dans les bonnes grâces des banquiers et les prêts serviraient au développement de son expérience pédagogique qui pourrait enfin acquérir son autonomie.

 

 

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