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Proper Parfait Goubaux :

une vie, des vies

Faire la révolution en 1848

Agnès El Hounihi-Dehaudt

 

 

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Il est 11h du soir. Prosper Goubaux, en retrait dans une niche de la rue d'Artois, observe la frénésie qui s'est emparée de la ville. Les rues sont noires de monde, les visages sont tordus, l'air est saturé de folles rumeurs que Prosper cherche à grand-peine à démêler ; les soldats ont répondu à des tirs qui leur étaient adressés ! Non, ils ont délibérément tiré sur un ouvrier qui chantait la Marseillaise ! Non; c'était un ordre du roi lui-même de tirer sur la foule ! Enfin, nul ne sait. Toujours est-il, en une heure, Paris a pris feu. Goubaux se tient retranché de l'agitation et ne sait quoi penser. Des bruits ont couru - des bruits parlant de République, du peuple soutenu par la garde nationale, et ces bruits ont été assez forts pour le tirer hors de chez lui. Mais il ne peut approuver ce qu'il voit maintenant, ce chaos débridé... et Prosper s'en veut de s'être laissé aller à des espoirs sans fondement.

Descendant du boulevard des Capucines par la Rue de Coblentz, un étrange attelage apparaît ; d'abord curieuse, la foule soudain se tait.

Les corps, jetés sur une charrette, ont des poses grotesques. Ici un bras droit pas encore raidi pend théâtralement dans le vide. Là, une nuque dont la douce courbure est cassée heurte douloureusement à chaque choc le rebord du chariot. Les joues n'ont pas encore perdu leur couleur vermeille ; mais le sang épais qui luit à la lueur des torches concrétise soudain les rumeurs qui depuis une heure agitent Paris. La foule stupéfaite fixe les morts, dont les yeux vides fixent le ciel. Prosper se découvre. Il a la main qui tremble. C'était donc vrai. Puis un cri brise le silence : "Aux armes! Aux armes!" L'indignation se propage, la rue sort de sa torpeur, accompagne en hurlant la charrette dans sa macabre promenade. De partout, du monde afflue et rejoint le cortège funèbre. Un groupe d'étudiants s'élance dans l'église Saint Louis d'Antin et fait sonner les cloches à toute volée. Paris enfin se réveille, s'étire. De nouveau les tocsins, de nouveau les cris : "Aux armes! Aux armes! L'armée a tiré sur nos frères !". Prosper prend part au cortège, la fureur lui fait oublier la fatigue qui le ronge. C'est fort le bruit des pas de milliers de souliers, de bottines, de bottes, de pieds nus, sur une même chaussée. C'est fort des milliers de respirations dans les mêmes rues. C'est fort cinquante-deux morts, morts sans s'y attendre. C'est fort, cinq corps sur une charrette.

A chaque coin de rue, des hommes appellent la foule au soulèvement. L'éclairage des becs à gaz projette des ombres inquiétantes sur les visages. Les fonderies fonctionnent comme en plein jour ; leur souffle brûlant réchauffe cette froide nuit de février ; des gamins en guenilles se pressent devant les portes pour profiter de la chaleur. Les armureries pillées remplissent les mains de fusils et l'air de l'odeur de la poudre. Des femmes marchent, l'air grave, un mousquet au bout du bras. La ville est maintenant fébrile. L'on fait passer de l'un à l'autre un fusil, un glaive, un mot d'encouragement, un "Vive la Réforme !" plein de promesses. Prosper lui-même est pris d'enthousiasme, un élan fou, qu'il tente vainement de raisonner. "Souviens toi de 1832, souviens-toi du sang des étudiants sur le pavé, des enfants encore, de l'âge de tes élèves! Toujours le même motif qui se répète ; d'abord la fougue, le sang, puis le vent tourne, l'ardeur retombe, et la révolution est volée, arrachée à ses défenseurs. Prends garde, avance avec méfiance, ne te laisse pas de nouveau frapper par une si grande déception." Mais c'est peine perdue. Ses pensées reviennent avec plus d'élan encore : "Mais pourtant ! Pourtant ! Tous ces gens ! Cette nuit ! Ce vent !" Il y a quelque chose dans les grands moments qui prend l'âme comme une mer, et Prosper se voit projeté dans les rues de Paris par une vague plus puissante que ses souvenirs d'une révolution échouée, ballotté de carrefour en carrefour par une chose qui le dépasse. Prosper n'y peut rien ; on ne peut résister à l'Histoire qui s'écrit. Goubaux suit le cri "Aux barricades! Aux barricades!" qui rebondit d'une rue à l'autre et l'entraîne de plus en plus vite, de plus en plus loin jusqu'au boulevard Poissonnière, où une barricade est dressée.

Il s'arrête, les poumons en feu et une forte douleur au côté gauche. Il s'appuie contre un mur pour reprendre son souffle, les yeux rivés sur la forteresse improvisée. Sur les pavés déchaussés, une charrette est couchée sur le flanc. Sur la charrette, un fouillis indescriptible, des bancs, des chaises ; au-dessus encore, une armoire de belle facture sous une table de bois moulu. Debout sur cette montagne instable, une paire de souliers poussiéreux prolonge deux jambes vêtues de feutre gris et égratigné; un calepin fourré à la hâte dans une poche ; une chemise surmontée d'un gilet brodé et ouvert ; un foulard bleu marine, dénoué autour d'un col qui a vu de meilleurs jours. Enfin, surmontant cette haute silhouette juchée sur ce haut navire, un visage d'une quarantaine d'années, dont la pâleur contraste avec les cheveux d'un roux prononcé. L'homme aide un groupe d'ouvriers à attacher en guise de drapeau son manteau écarlate à une planche qui tel un mat fait saillie. Est-ce l'allure? Les cheveux roux qui renvoient la lueur des torches? L'expression du visage, dont les sourcils froncés et les yeux sont aussi profondément absorbés par leur tâche qu'ils le furent pas un devoir de latin ? Prosper, malgré le temps passé, le reconnaît immédiatement.

Auguste-Richard de Lahautière jauge du regard son œuvre - l'étendard rouge flotte désormais au sommet de la barricade -, puis redescend prudemment. Les gens parlent fort, les armes se distribuent méthodiquement. Il va de groupe en groupe, d'homme en homme ; discute, suscite tantôt une approbation complète chez ses interlocuteurs, tantôt des signes vigoureux d'opposition -non, non, non. Prosper sourit devant le ballet de cette étincelle qui progressivement embrase la rue et se rapproche. Enfin, le voilà, face à lui, un grand sourire sur les lèvres. Goubaux redécouvre avec curiosité ses traits, si familiers et pourtant étrangers. La lumière des becs à gaz en accentue les ombres ; elle souligne chacun des traits du visage que Delacroix avait posés sur sa toile il y a bien longtemps de cela. Le nez est droit, les sourcils étonnés ; des traits rêveurs que démentent la fermeté des yeux - des yeux d'un improbable gris foncé, comme de la fumée épaisse captive derrière une plaque de verre, et au cœur de laquelle deux pupilles comme des charbons flamboient.

Il voit son regard s'attarder sur ses cernes, ses joues creuses, son teint malade. Prosper est mortifié, mais il ne connaît que trop bien la violence de la déchéance physique, lui-même vivant cette douloureuse découverte chaque jour face à son miroir. Bien que choqué par son aspect, Richard n'en dit rien – tous deux évitent soigneusement ce sujet, et se concentrent sur l’événement qui les a réunis ce soir.

Soudain un mouvement de foule dans la rue entraîne l'ancien élève. Prosper voit avec inquiétude la chevelure rousse emportée par cette vague de corps. Il tente de suivre, mais la foule est épaisse, dense, immense. Goubaux joue des coudes, progresse lentement, et, il ne sait comment, il finit par arriver Rue de la Lune. Là aussi un groupe s'affaire ; des femmes au visage de statues antiques distribuent des armes comme on distribuerait du pain. "Auriez-vous vu passer un homme grand, cheveux roux, chemise blanche ? La femme, silencieuse comme la pierre, fait non de la tête, mais derrière lui un ouvrier a entendu. "Eh l'ami! C'est Lahautière que tu cherches! Je lui parlai il y a de ça quelques instants, il s'en est allé par la Rue d'Hauteville, devant toi, là, à gauche!" Prosper remercie, et ne songe pas à se formaliser du tutoiement. "Lahautière". Il avait oublié avoir croisé ce nom au détour d'un journal il y avait de cela quelques années. La Fraternité-Journal moral et politique, l'avait quelque peu bousculé par ses plumes audacieuses et vindicatives, mais lui avait plu. Et ce nom, Lahautière, lui avait accroché l'œil. Il avait été amusé par le rejet de la particule, elle qui éloignait Richard de ceux pour qui il combattait. Auguste-Richard de La Hautière, un nom dont les flèches ascendantes semblaient tout faire pour le projeter haut, tout en haut. Pauvre Richard. La Chance s'était jouée de lui ; même dépouillé de particule, son nom révélait sa haute naissance. "Lahautière"... Non, ce n'était pas possible pour Prosper. Il revoyait cet enfant pâle, au regard rêveur, en qui son ami Delacroix avait déjà, à l'époque, su voir l'étrange flamme dans les yeux - cette lueur qu'on retrouve seulement dans l'œil des anges fiévreux ou des héros terribles. Peu importe son nouveau nom, connu dans Paris pour ses prises de positions révolutionnaires. Peu importe son journal, peu importent ses traits maintenant marqués, il reste pour Goubaux son élève : Richard de La Hautière, Premier Prix de latin de l'Institution Saint-Victor. Élève qu'il s'agit maintenant de retrouver dans une révolte au moins aussi grande que la ville qui l'héberge. Enfin arrivé rue Hauteville, montant avec difficulté sur une caisse maintenant vide de poudre, il aperçoit au loin ce nouveau Babeuf aux allures de Saint-Just qui l'attend. Réunis pour la seconde fois, ils marchent maintenant silencieusement dans le tumulte et la fureur de cette nuit.

Leur errance dans les rues de Paris prend des allures d'Odyssée fantastique. Les visages, les tableaux s'enchaînent, tous différents ; il n'y a de stable dans cette nuit que la certitude qu'il faut être dehors ce soir, et que personne ne dormira. Des gamins blêmes courent à contre-courant et bousculent Goubaux, perdu dans la compassion qu'éveillent en lui les coquards et les bleus apparents sur les pommettes de ces enfants. Venant des environs des Tuileries, des tirs résonnent comme des claquements par-dessus les clameurs ; des cris y répondent – sont-ils de douleur ? De peur ? D'agonie ? Des chiens hurlent à la mort. Goubaux et de La Hautière arrivent Place de l'Oratoire après la bataille. Dans un angle, à moitié dans l'ombre, un étudiant est au sol, le dos appuyé contre un mur. Il ne bouge pas, semble indifférent à la foule qui court et crie, paniquée. Son visage est paisible, ses yeux fermés ; des mèches de cheveux sont restés collées à son front mouillé par la sueur. Ses traits détendus ont l'air doux et jeunes, si jeunes. Sa chemise est blanche, mais sur sa poitrine un coquelicot vermillon fleurit et s'épand.

Enfin, ils arrivent Quai de Gèvres, et en face d'eux se trouve la Seine. Goubaux s'arrête, fasciné. Dans la nuit que commence à peine à éclairer à l'est une aube bien matinale, l'on ne peut distinguer l'autre rive - seulement des points de lumière, des torches portées par les passants du Pont du Change, des réverbères du Quai de l'Horloge, qui se reflètent dans l'eau noire. Ainsi, l'eau semble vive, grouillante de points agacés, de lueurs mystiques et fulgurantes, et en se penchant, Goubaux croit distinguer dans le mouvement de l'onde des silhouettes - des masses qui dansent entre les flammes mouillées. Puis il comprend : ce qu'il voit, c'est eux. C'est tout Paris, avec ses barricades, ses fusils, ses enfants courant pieds nus dans les rues en effervescence, c'est tout Paris dans la Seine. Distrait, il entend à peine La Hautière qui l'appelle "Monsieur Goubaux! Monsieur Goubaux?" puis ses pas qui s'approchent et la question qui meurt sur ses lèvres: Que regardez-v…". Lui aussi a vu. Pendant un long instant, pas de mots. Tous deux contemplent le sort de la France qui se joue au fond de la Seine .

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