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Père-Lachaise 2018

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Dans quoi est-ce que tu t’es encore embarquée ?

Pavés gris, froid glacial, arbres nus et tombes à perte de vue, il est certain qu’on a déjà fait plus gai comme samedi matin. Mais je dois bien avouer que cet endroit est à couper le souffle. Le lichen tapisse les tombes ça et là, enveloppe la pierre froide de son doux manteau vert et rehausse délicatement la couleur des dernières feuilles d’arbres. Le brun de la terre et les touches de rose, parfois de rouge et de mauve, qui parsèment les allées réchauffent encore un peu plus le lieu et le rendent parfaitement harmonieux. L’atmosphère est si calme et paisible que j’ai peu à peu l’impression d’entrer dans une bulle qui étouffe le raffut et l’agitation du monde moderne. Je suis sortie du métro il y a à peine dix minutes et j’ai emprunté des rues très animées. Le contraste est saisissant. À présent, le bruit des travaux est assourdi et celui des voitures presque indistinct.

Je perçois bien quelque chose de sacré ici, mais tout semble si stable et si ancien que je me sens minuscule. Je marche, je marche au hasard des ruelles et je profite de ce qui s’offre à mes yeux en délaissant un peu la raison de ma venue. Le temps n’a pas l’air de passer ici, peut-être à cause du ciel de plomb : les nuages semblent figés et il y en a tellement qu’on ne les distingue plus vraiment. Le ciel, d’un gris légèrement plus clair que les pavés, aurait pu me paraître oppressant mais ce n’est étrangement pas le cas. J’ai l’impression d’être à la fois sereine et profondément déstabilisée, de ne pas avoir ma place dans des allées aussi sacrées et surtout si éloignées de ce à quoi je m’attendais. Je suppose que cet endroit n’a pas grand chose de commun avec les cimetières traditionnels. La vie me semble envelopper la mort ici, mais c’est peut-être parce que je suis encore incapable de percevoir celle-ci.

Mes pas me mènent bientôt au croisement de quatre chemins, un peu avant le crématorium. Je décide de m’arrêter un moment et d’observer les passants, un peu plus nombreux par ici. Mais je ne comprends pas. Est-ce que je suis vraiment dans un cimetière ? Le premier homme que j’aperçois m’amuse presque autant qu’il me choque. C’est un sexagénaire au pas rapide qui parle très fort car il passe un appel téléphonique avec des écouteurs : on dirait qu’il parle seul. Le plus insolite reste toutefois sa tenue, un survêtement rouge flash et un jogging d’un vieux rose délavé. Il est vraiment incongru dans ce lieu mais il semble savoir exactement où il va lui au moins. Ensuite, quatre étrangers – trois hommes et une femme, peut-être russes – remontent tranquillement l’allée venant du crématorium en discutant joyeusement. Ils ont l’air de visiter le lieu par simple curiosité et je crois que cela me met mal à l’aise. Est-ce que tout le monde trouve vraiment normal de rendre la mort publique et attrayante ? De plus, je reste sans voix devant la diversité des visiteurs : un couple de hippies, dreadlocks et grands sourires ; deux jeunes femmes qui font claquer leurs derbies sur les pavés ; un homme qui porte ses courses ; une dame au style très étrange, cheveux d’un faux roux foncé, lunettes aux verres mauves, long manteau patchwork en cuir et santiags. Sans oublier les joggeurs essoufflés. Les passants sont de tous âges et je vois même de tout jeunes enfants s’amuser à distancer leur père, en essayant de rester en équilibre sur le rebord du trottoir.

  Je commence à comprendre que je me suis totalement trompée. J’avais entendu, bien sûr, que le Père-Lachaise n’était pas un cimetière banal mais j’étais loin d’imaginer qu’il était plus proche du parc que du sanctuaire. Je me sens soudain ridicule avec ma doudoune et mon jean noir, tentative absurde pour me fondre dans une masse que j’imaginais sombre, peinée et silencieuse. En réalité, l’imposture la plus détonante ici, c’est la mienne. Même les personnes venues déposer des fleurs sur la tombe de leurs proches ne sont pas vêtues dans des tons sombres. Je dois bien admettre qu’aussi dérangeants que les visiteurs me soient apparus, ils sont comme parvenus à s’approprier ce lieu qui n’était initialement pas leur.

Je pense que c’est surtout lorsque j’ai croisé ce regard noir que j’ai su que ma venue était une mauvaise idée. Le regard du passager du corbillard qui venait de me dépasser lentement. Jamais je n’avais croisé un regard aussi chargé de colère et de haine, d’une violence si intense qu’elle en était presque irrationnelle. Ce regard me fit l’effet d’une gifle car il ne disait rien de moins que : tu n’as rien à faire ici, tu n’es qu’une intruse, je vois clair dans ton jeu et tu n’as pas ta place ici. Ce regard si bref et pourtant si mortel a fait ressurgir tant de choses enfouies, tant d’abandons et d’exclusions passés, qu’il me hante encore en écrivant ces lignes.

 

Lyna Béroua

 

 

 

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