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ATELIER D'ECRITURE

Portraits d'Anciens élèves

du lycée Chaptal de Paris

 

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PIERRE

par

Agathe Maslard

Pierre par. Agathe.png

Comme tous les mercredis après-midi après le cours d’anglais, on salua rapidement les amies et on remonta à l’internat toutes les trois en discutant avec beaucoup d’animation. Puis, telles des enfants, on se mit à faire la course dans les escaliers en riant, brisant le silence pesant des bâtiments vides.

Une fois arrivées à la porte de notre chambre et tandis que Sophie cherchait ses clés pour l’ouvrir, Éléna se retourna soudainement vers moi et s’exclama :

  • Eh ! J’y pense ! On n’a pas atelier d’écriture aujourd’hui ?

Je mis un moment avant de réaliser ce qu’elle venait de dire. Sophie s’interrompit dans sa recherche des clés et on se mit à courir dans le long couloir blanc aux portes couleur vert canard. On avait été tellement prises dans la conversation qu’on en avait oublié l’atelier. Les khâgnes n’étant pas là, on en profita par passer par leur classe, passage plus rapide nous évitant de faire le tour. On avait pris note de leurs heures de cours afin d’en profiter au maximum. Stratégie d’internes.

On passa donc la porte, l’air de rien. Nos camarades de classe, trop habitués à nous voir arriver par la porte du fond de la classe, ne sourcillèrent même pas, et on entreprit d’aider à aménager les tables en un grand rectangle accueillant. Près de l’estrade où se trouve le bureau du professeur, on mit une table seule dont pourra disposer notre invité. Ensuite, l’ensemble de la classe prit place et on attendit. Éléna s’assit à côté de moi et Sophie s’installa en face de nous, à côté de Pauline.

C’est alors qu’on entendit des pas, et notre professeur de lettres entra, suivie d’un homme vêtu d’un imperméable noir de la marque Quechua. Chacun se leva immédiatement, et Éléna me donna un petit coup de coude.

  • Psst, tu ne trouves pas qu’il a petit un air à David Krumholtz de  ? me demanda-t-elle avec son accent anglais incroyable.

  • Alors là, pas du tout !

  • Mais non, je ne te parle pas de David Krumholtz le film, mais de la tête qu’il a aujourd’hui !

Elle sortit discrètement son téléphone et me montra une photo récente de l’acteur en question. Je regardai tour à tour l’écran et l’homme qui venait de pénétrer dans notre domaine. Effectivement, avec ses cheveux noirs ébouriffés par le vent, son visage ovale et ses sourcils épais qui dessinaient des arcs au-dessus de ses yeux, je comprenais qu’Éléna puisse penser à l’acteur du film que nous avions vu ensemble un vendredi soir quelques semaines plus tôt, allongées dans son lit. Pour ma part, j’admettais avoir du mal à établir de tels rapprochements à partir d’un visage à moitié dissimulé derrière un masque noir.

Je remarquais par ailleurs qu’il se tenait droit comme un piquet et n’avait pas fléchi les genoux depuis qu’il était entré. Mais une fois assis, c’était une autre histoire. Au début, ses jambes reproduisaient presque la forme d’une équerre, semblables à son image : aussi droites que son costume, aussi raides que des baguettes. Et cela n’avait rien d’étonnant pour un magistrat du Parquet de Paris ! Mais le temps commençait à passer et, après quelques minutes de questions seulement, l’on se rendait compte qu’il ne restait jamais bien longtemps dans la même position, comme s’il bougeait chaque fois qu’il clignait des yeux. De beaux yeux gris, d’ailleurs.

Ensuite, il croisait les jambes, toujours la jambe gauche sur la droite, et ne pouvait s’empêcher de faire de petits mouvements circulaires et continus avec ses pieds, comme s’il cherchait à les tracer sur le parquet en bois de la classe. Et, s’il parvenait parfois à bloquer son pied gauche derrière son genou comme dans un mouvement désireux de contrôle, il les décroisait ensuite, et glissait ses pieds derrière les pieds avant de la chaise sur laquelle il avait pris place ; ou alors, il tendait tellement les jambes vers l’avant que le bas de son pantalon remontait au niveau de ses chevilles, laissant apparaître des chaussettes aussi noires que le cirage de ses chaussures.

Quant à ses bras, il les croisait parfois, les glissait le long de la chaise pour en attraper les bords de l’assise, ou les passait derrière le dos de la chaise et croisait ses mains entre elles. Avec ces dernières, il semblait faire tout et n’importe quoi à la fois. Il ne lâchait jamais ses téléphones du regard, ou de ses mains. Tout en répondant à nos questions, il les alignait, les plaçait côte à côte, les retournait, et s’amusait même parfois à les faire tenir en équilibre l’un contre l’autre, comme deux cartes de tarot dont on voudrait faire une pyramide. Il y jetait régulièrement un coup d’œil, sans pour autant trop s’y attarder.

Quoiqu’il advienne, il ne restait jamais dans la même position plus de quelques secondes : si une question l’intriguait, il s’avançait vers la table, posait ses avant-bras sur la table, croisait ses doigts et commençait à jouer avec ses pouces tout en réfléchissant à sa réponse ; s’il était amené à se rappeler d’un événement en particulier, il se reculait jusqu’à faire de son corps une ligne presque droite, les jambes inscrites dans cette continuité géométrique et les bras le long du corps, et levait les yeux vers le plafond pour ramener à lui ses souvenirs ; enfin, s’il avait décidé de ne pas répondre à une question, ou du moins pas directement, il se redressait, plaçait ses jambes en équerre et reprenait la construction de ses châteaux de téléphones.

Ses moindres faits et gestes étaient ainsi exécutés dans un ordre bien précis : d’abord le corps, puis les bras, et enfin les jambes. Séquelles d’une année d’hypokhâgne ? Et, tout en continuant à l’observer, à coucher sur le papier ce qui émanait de cet inconnu qui acceptait de se livrer à nos plumes, j’échangeai un rapide regard avec Éléna et Sophie. Nous nous comprenions et nous posions toutes trois une même question : si nous revenions dans dix, quinze ou vingt ans à Chaptal, que des élèves devraient faire notre portrait, que diraient-ils de nous ?

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