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Isabelle

Mimouni

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ATELIER D'ECRITURE

Portraits d'Anciens élèves

du lycée Chaptal de Paris

 

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PIERRE

par

Isabelle Mimouni

Pierre par isabelle.png

D’habitude, les photos, on les regarde avec Papa sur le téléphone, ou sur la tablette. On passe le doigt, les images défilent et disparaissent. Ce n’est pas très intéressant. Je préfère aller à la plage. Bien que j’aie bientôt dix ans, ça reste ma promenade favorite. Évidemment, je suis presque assez grand pour y aller tout seul, mais Papa préfère m’accompagner. Je vois bien que ça lui fait plaisir quand je glisse ma main dans la sienne et que je me laisse guider. D’ailleurs souvent je ferme les yeux quand je marche à ses côtés. Je sens les odeurs. J’écoute les bruits, : au coin de la rue, il y a toujours des musiques tambourinantes qui résonnent jusqu’à ce qu’on atteigne le boulevard, pas du tout comme la playlist de papa qui fait un doux bruit de fond quand il travaille.  Son bureau est au rez-de-chaussée. Le mercredi, il travaille à la maison pour me garder parce qu’il n’y a pas école. Il me laisse jouer sur les tommettes rouges, toujours fraîches. Parfois je dessine et je lis des livres que je rapporte de ma chambre et je reste sage, surtout quand il a la tête dans les dossiers. Il lui arrive de ne pas tourner ses yeux vers moi pendant des heures. Papa a de drôles d’yeux, des yeux de chat, gris ou verts, avec des petites pépites de chocolat dedans, de temps en temps ils basculent étrangement, quand il me parle. Je n’arrive pas à savoir pourquoi. Des fois c’est mauvais signe. Mais pas toujours. Ce matin par exemple ils ont basculé quand j’ai pris l’album dans la bibliothèque. C’est un livre pas comme les autres. Papa y a soigneusement fixé des photos imprimées avec ce qu’il appelle des coins-comme-dans-l’ancien-temps. D’habitude, on le regarde ensemble et c’est lui qui tourne les pages en expliquant. Il montre quelque chose avec son doigt et il explique. Je le vois qui choisit ses mots. Il fait attention à ce que je comprenne. Il dit qu’il a été prof quand ils habitaient Paris. Maintenant il est juge. A priori, c’était pas l’objectif premier. Il dit toujours la phrase de cette manière-là : «c’était pas l’objectif premier ». L’objectif de qui ? je ne sais pas. On a vu ensemble beaucoup de films sur les juges. Mais les juges de cinéma ne lui ressemblent pas. Ils sont vieux et gros. Papa c’est le contraire. Je ne lui dis pas mais dans une BD il ressemblerait à une corde tendue, ou à une cravate rouge étirée avec un nœud pour la tête. Quand je dis les trucs bêtes qui me passent par la tête, Papa ne se met jamais en colère, on a l’impression qu’il retient les mots dans la barrière de ses dents. Je sais qu’il n’est pas content en regardant la couleur de ses yeux qui prennent un gris tonnerre ; on ne voit plus les pépites de chocolat, à la place il y a un cercle noir. Il ne me gronde pas, il m’explique calmement ce qui n’est pas bien. En fait, je sais parfaitement ce qui n’est pas bien, mais je le fais quand même pour voir. Et des fois, je dis des choses méchantes, je répète ce que j’entends à l’école, et je regarde l’effet sur lui. Un jour j’ai réussi à le faire pleurer. On s’est regardés et on n’a rien dit ni l’un ni l’autre. Je suis allé chercher l’album et on a fait semblant d’observer les photos. Moi en tout cas, je faisais semblant. Je les connais par cœur ces photos. Il y a celles du mariage. Ils ne sont pas très nombreux à la mairie, juste la famille et les proches parce que c’était le confinement. On doit deviner que les mariés P. et L. se sourient sous les masques. Ça se voit juste dans le plissement des yeux. Papa porte un masque noir assorti à son costume noir. C’est triste. Je trouve que ça fait plus croque-mort que jeune marié. Mais c’était une période triste à ce qu’il paraît. Même en Espagne et en Suisse, ont dit les frères de Papa quand ils sont venus fêter ses 40 ans le 21 juin, le jour de la fête de la musique, où il y a un feu d’artifice  qui n’est pas tiré en l’honneur de Papa. Je précise parce que Papa a tenu à me le dire pour ne pas laisser s’installer un mensonge. C’était mon grand-père qui avait raconté ça pour rire, et moi j’y croyais dur comme fer quand j’étais petit. Le jour de son anniversaire, ils ont fait tous ensemble une recette avec le Thermomix en plaisantant sur la secte internationale des Thermomix, et puis ils ont raconté des histoires du temps du confinement. Il y a eu plein de films sur le confinement, c’était une époque où des gens sont morts à cause d’un virus. Papa dit que beaucoup d’enfants se faisaient battre à cette époque, parce que les gens devaient rester enfermés dans de petits appartements. Comme il avait été juge pour les enfants, ça lui fendait le cœur. Au moment du confinement, lui, il devait travailler quand même. Il allait au tribunal, il parlait avec les journalistes. Je crois qu’il ne les aimait pas beaucoup et que c’est même pour ça qu’ils sont venus s’installer à Marseille. Les journalistes, ça le met en colère, souvent ça pose des questions idiotes auxquelles Papa refuse de répondre, des questions du genre « Et connaît-on sa vie de famille ? » Mais ça veut dire quoi franchement, une vie de famille ? s’agace Papa. Les journalistes, ils publient des trucs sans vérifier que c’est vrai. Lui dans ce temps-là, il avait deux téléphones pour leur répondre, eh bien malgré les deux téléphones, on ne lui demandait pas toujours, on ne vérifiait pas l’information, comme il dit, et une fois, il y en a un qui avait raconté que des magistrats avaient mangé au restaurant alors que c’était interdit, parce que c’était le confinement, mais c’était même pas vrai. Même pas vrai. Papa répète souvent qu’il pourrait me mentir s’il voulait, mais il dit la vérité. Je me demande si je n’aimerais pas mieux qu’il mente un peu parfois, qu’il enjolive. Qu’il fasse juge comme au cinéma, pour que je puisse crâner un peu à l’école. Papa, il trouve que ce n’est pas bien de crâner. Il ne fait pas des phrases à rallonge avec des falbalas et des fées dans la manche — Oui, ça, c’est sûr, dit-il, c’est bon pour les avocats —lui, il prononce les mots doucement, sans bruit, comme sa playlist. Quand il s’énerve, il dit juste « ça m’agace », et il ne devient même pas tout rouge, alors que moi je trépigne, je donne des coups de pied dans les chaises. Une fois, j’ai même jeté par terre sa montre préférée. C’est une montre que ses collègues lui ont offerte quand il a quitté son poste de juge pour enfants à Nanterre, une montre mécanique qui n’est jamais à l’heure, ce qui est bizarre parce que Papa dit qu’il est organisé. Quand il a vu la montre par terre, il est resté silencieux. Il a attendu que je me calme, il a semblé réfléchir, hésiter et puis il a dit : ça ne sert à rien ce que tu fais. S’il faut qu’on parle, on parle. Rien n’est pire que le silence. Ensemble, on va trouver des mots pour dire ce que tu as à me dire. Rien n’est cadenassé, qu’il a dit. Et j’ai vu qu’il cherchait les mots comme il aurait cherché les clefs d’un passage secret. C’est devenu un jeu. Le mercredi, le jour du Canard enchaîné qui est un jour sacré pour Papa, il a noté sur son agenda à l’horaire 16h00, avant le goûter, événement régulier : on cherche les mots, de père en fils.

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