
Isabelle
Mimouni

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ATELIER D'ECRITURE
2025
Ecrire avec...
Omar Youssef Souleimane
et
Anne-Pauline Poitevin
p184
— On est en Syrie ?
— Depuis peu de temps, me répond Sharif.
Aucun signe ne le révèle. Pas de panneaux sur cette piste détournée. Mais j’ai mes propres indices. J’ai envie de tout embrasser, de pleurer, de crier, de courir, de chanter, et de déchirer l’obscurité qui nous entoure.
J’ai envie de parcourir chaque parcelle de cette terre qui m’a vu naître, aimer, pleurer, grandir, mais pas vieillir. Alors que je baisse la vitre de la voiture, un torrent de sensations plus familières les unes que les autres m’assaille. Je peux tour à tour goûter la terre - peut-on seulement mettre en bouteille une telle odeur ? - que la voiture soulève sur notre passage, sentir la chaleur du soleil qui se glisse dans l’habitacle et m’enivrer du parfum des conifères. Que la guerre doit paraître vaine et futile à ces géants sans âge, qui en ont vu passer des dizaines.
Est-ce donc cela qu’a ressenti en rentrant cet homme aux mille ruses, ce roi qui dut quitter sa terre, sa patrie, sa famille et son peuple pour une guerre à laquelle il ne souhaitait pas prendre part ? Ballotté sur les mers, au gré des vents autant que des colères des dieux. À cet instant, il me semble que mes émotions s’unissent à celles qui durent être les siennes après vingt ans d’errance et de guerre. À un détail près : la guerre est loin d’être finie sur ma terre, et mon retour n’est que temporaire. Je me vois contempler depuis le large un rivage familier. Ici, une dune se maintenant fièrement grâce aux plantes qui se battent pour y croître, là un sentier taillé à même la roche, des dizaines de marches grossières qui mènent au trésor d’une existence. Il me semble sentir la laine des moutons sous mes doigts et l’odeur des prés dans lesquels ils paissent tandis que je m’avance vers mon palais où m’attendent une femme, un enfant, mais aussi des hommes qui dévorent mon bien, ruinent ma terre et toutes les richesses qu’elle renferme. L’odeur de toutes les viandes rôties en leur honneur se mélange au sang de la guerre pour produire une odeur des plus pestilentielles, celle d’une terre sans repos.
Tandis que mes sensations parcourent les âges, j’abandonne usage et raison. Je laisse mes sens dériver vers une autre temporalité, plus proche, plus palpable. Mes propres sentiments avec lesquels je renoue subtilement me submergent et je me sens happé par mon passé. La vague de mes souvenirs menace de m’emporter, comme elle menace toujours ces héros intrépides de la mer que je vois parfois à la Rochelle : ils chevauchent les éléments, semblent les maîtriser, surfent sur la vague le temps d’un souffle avant d’être rattrapés par la vie elle-même. La vague continue de déferler et m’entraîne plus loin encore, le jour de mon départ vers la France, alors que je contemple par le hublot ma terre pour la dernière fois. L’avion décolle et semble m’emporter loin de mes problèmes, du moins est-ce ce que j’ai dû ressentir à l’époque. Elle enfle la vague, elle se nourrit de tout ce qu’elle trouve sur son passage, et moi je me retrouve projeté par elle, jusque dans mon enfance, la vague me fait tourner sur moi-même, je perds mes repères, je me laisse dériver, incapable de lutter contre elle, aussi fragile et vulnérable qu’un nourrisson.
Je rejoins l’ancienne version de moi-même, celle qui est restée sur ce territoire pendant toutes ces années. Je l’aime, cette version, elle est plus spontanée, plus légère. Je m’unis avec elle. Le jeune homme que j’étais passait ses jours entre les villes, il prenait l’autocar de Damas à Homs pour visiter le souk historique, croiser les odeurs des épices et de camomille montant de partout, se promener cheveux en bataille pour se sentir semblable à la vie : le visage de l’absurdité.
