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2025
Ecrire avec...
Omar Youssef Souleimane
et
Chloé Heuveline
pp. 28-29
Je m’assois sur une petite chaise dans un restaurant italien. Les passagers sont nombreux. D’une main, je fais tourner les pâtes autour de la fourchette, de l’autre, je prends mon portable. Des centaines de photos de paysages, de rues, d’enfants riant, avec des vêtements déchirés dans un camp, des femmes et des hommes souriants, marchant en maillot de bain sur la plage. Ces images occupent la page facebook de Délia. Aucune photo d’elle, à l’exception de celle de son profil. Je me dirige vers les informations, je ne vois que son année de naissance, 1994, elle a déjà vingt-neuf ans !
Je ne trouve rien de plus sur Délia, je retourne donc sur ses posts, et mes yeux sont attirés par une photo.
*
C’est un homme assis seul sur un banc, à l’ombre, sur la gauche d’une des entrées du souk Al-Hamidiyeh, à Damas. Par la grande porte – à droite sur la photographie – ornée sur son pourtour par l’or de lettres arabes et de fleurs gravées dans le bois, circule un flot continuel de silhouettes indistinctes. Des visages se croisent, se sourient, fuyant le soleil et sa chaleur insoutenable, accoutumant leur rétine à la lumière crue ou suivant les effluves des épices ; des tissus se frôlent, se froissent, on cherche à s’extirper de cette foule, ou bien à y trouver sa place. On prend garde à son panier chargé de provisions, à son bol de crème glacée booza, une préparation au mastic, la sève du pistachier, recouverte de pistaches concassées. À ce ballet d’étoffes, de voix, de paires d’yeux et de pieds foulant le sol dans la poussière, l’homme ne prête aucunement attention, par habitude, sans doute. Il semble fixer l’objectif de l’appareil, à moins que son regard ne soit simplement perdu dans le vide. Assis de face, les coudes sur les genoux, sa main droite soutient sa tête tandis que l’autre tient un cornet de glace laiteuse, seulement clairsemé de pistaches. Ses yeux, sombres et ourlés de ridules discrètes, brillent d’une lueur tranquille et sur sa bouche se dessine naturellement un sourire léger, comme si la caméra avait réussi à capturer l’expression de son visage au moment précis où il apparaissait le plus neutre. Sa peau, mate, luit, elle aussi : des gouttes de sueur perlent sur son front, arrêtées dans leur course par d’épais sourcils noirs. Ses cheveux bruns, légèrement bouclés et comme parsemés de fils argentés, portent la marque de la toque blanche posée sur le banc à côté de sa cuisse. Sa coupe courte laisse deviner une mâchoire carrée, sous laquelle remonte un col officier d’un blanc éclatant. Un liseré vert le souligne, les boutonnières sont passepoilées, et les manches, ajustées et retroussées, se terminent par de grandes mains, calleuses, comme celles d'un ouvrier, sur lesquelles des veines bleues ressortent. De sa poche plaquée sur la poitrine dépasse un stylo. Cet uniforme est complété par un tablier, blanc lui aussi, que le même liseré décore, et sur lequel on distingue, la qualité de la photographie le permet, d’infimes taches de nourriture, à la provenance incertaine. La blancheur presque immaculée fait écho aux étoiles délicates du jasmin qui grimpe sur le mur, derrière l’homme assis. Autour du banc, simple bloc de pierre calcaire qui s’effrite, des pétales fanés, dont on devine presque l’odeur, recouvrent le sol. Qu’il fait bon prendre l’air, sortir de la fournaise du marché couvert, se reposer de l’effervescence de la foule, pour quelques minutes, et échapper aux parfums entêtants des épices, des fruits secs et confits, des savons d’Alep et des eaux de rose !
*
— Je viens d’Alep, et pas de Damas. Je me suis installé ici il y a exactement vingt ans, c’est une ville que j’ai appris à aimer. Nana, ma grand-mère paternelle, me racontait une anecdote sur chaque coin de rue, chaque échoppe du souk, chaque habitation. Elle a toujours habité Alep, comme ses ancêtres. Je crois même que la maison dans laquelle j’ai grandi appartenait déjà à l’arrière-grand-père de mon père, et que l’immense mandarinier de la cour intérieure avait été planté pour les dix-huit ans de Nana… j’ai tellement joué dans cette cour. Après l’école, mes copains venaient, la maison était sur leur passage. Nous sautions pour tenter d’attraper des mandarines et nous observions par le soupirail mon père et ma mère qui grattaient, dans la cave, la première couche des savons arrivés dans la journée depuis l’atelier, leurs mains couraient sur les savons, les tâtaient, connaissaient par cœur la texture idéale. Ils les calaient ensuite dans de grands paniers pour les vendre au souk. Mes parents étaient savonniers, tout comme le reste de la famille avant eux. J’affectionnais particulièrement leur échoppe, au souk d’Alep, dans la vieille ville. Le commerce des savons avait lieu dans une unique ruelle. C’était à qui avait la plus belle devanture. Je restais parfois dans le fond de la boutique, à regarder passer les gens : ils touchaient les produits, les sentaient, en choisissaient. A l’âge de dix ou douze ans, je partais faire les commissions à la place de ma grand-mère, trop fatiguée pour se perdre dans la foule : c’était un savon pour deux kilos de mil, trois plus une bouteille d’huile de laurier artisanale contre deux mètres de tissu. C’est là que j’ai découvert l’étendue du souk, ses passages, ses mille couleurs et odeurs, ses vieilles pierres, foulées par tant de pieds. J’ai su que je voulais y travailler. Je m’intéressais surtout aux gens, j’avais envie de discuter avec eux, de les rencontrer. Je suis devenu garçon de café assez tôt, mais j’ai fini par quitter le souk pour un emploi que je ne pouvais pas refuser à Damas. J’ai fondé là-bas ma famille et y suis resté une vingtaine d’années. Seulement, ce n’était pas un lieu qui était fait pour moi : j’étais fait pour le souk. J’ai alors décidé d’y retourner, en acceptant divers travaux et petits emplois, pour retrouver cette ambiance qui me rappelait mon enfance. Je transportais les marchandises alimentaires fraîches chaque matin, je saluais tous les vendeurs, m'arrêtais à discuter une demi-heure par ci ou par là, rendais divers services au fil des conversations. Et c’est finalement par hasard, ou plutôt grâce au bouche à oreille, que je suis devenu glacier, il y a six ans de cela. Le souk Al-Hamidiyeh est beaucoup plus récent, il n’est pas fait d’un labyrinthe de ruelles. J’aime venir m’asseoir sur ce banc, pour faire une courte pause. Le jasmin apaise mes narines suaves, sans cesse tourmentées par l’odeur capiteuse de mes glaces : les effluves sucrés mais résineux des pistaches ou gourmands, presque lourdes, du mastic. Ce jasmin, à côté de la grande porte, mêlé discrètement à tous les autres parfums du souk, me rappelle l’odeur de ma mère, le soir, quand elle rentrait à la maison, laissant derrière elle ce délicat mouvement d’air, enivrant, citronné à cause de ses mains verdâtres d’avoir manipulé des savons. Comme elle, mes mains travaillent. Les siennes parcouraient les pains de savon à la recherche de la moindre anfractuosité ou de quelque pli malencontreux : les yeux fermés, elles reconnaissaient, à la rugosité de son grain, un savon prêt à être vendu. Mes mains, elles, sont capables de soupeser n’importe quelle quantité. Elles peuvent remplir un pot de glace à la perfection, tant elles savent le mouvement circulaire de la grande cuillère, la profondeur à laquelle il faut la plonger dans le bac, quelle légère secousse doit agiter mon poignet pour que la boule glisse à sa place. Cette constante précision façonne dorénavant mes gestes, mais aussi toutes mes habitudes. Il me semble même que, parfois, le souk vit à travers moi. Le froid des glaces que je vends passe entre mes mains ; ma voix se colore de cette intonation particulière, propre aux commerçants d’ici, se gonfle, sans crier pourtant, se fait souriante, attirante ; elle en prendrait presque l’odeur sucrée de mes pistaches concassées.
*
Un gosse court partout. Ses jeunes parents, installés derrière une table, le surveillent. Le père porte des baskets blanches, un t-shirt de la même couleur, la mère, une casquette jaune. Leurs tenues montrent qu’ils vont en vacances. Ils sont stressés, leurs yeux oscillent entre le gamin et l’écran pour surveiller l’horaire du vol.
