
Isabelle
Mimouni

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ATELIER D'ECRITURE
2025
Ecrire avec...
Omar Youssef Souleimane
et
Jeanne Müller
p. 79 Sans raison claire, je me mets à pleurer ; je prends le balai, mes larmes coulent sur les morceaux de verre.
Il y a déjà à peine un mois, j’ai accidentellement fait tomber le flacon d’un parfum très spécial. Je l’avais composé un après-midi en revenant d’une baignade, un jour où il faisait si chaud et où l’air était si sec que j’avais cru un instant être de retour en Syrie, allongé sur le sable tellement plus chaud que celui des plages qui bordent l’Atlantique. J’avais besoin de prolonger cette sensation si douce, si réconfortante d’être de retour à la maison, et j’ai alors créé ce parfum sur un coup de tête. J’ai choisi toutes les essences que j’associais à là-bas, fleur d’oranger, patchouli, vanille, en ajoutant de nombreuses au hasard, un peu de plein de choses, sans réfléchir, faisant juste fonctionner mon odorat pour retrouver la trace du pays qui m’est si cher.
J’ai alors fini par obtenir un résultat qui m’a tellement satisfait qu’après l’avoir transvasé dans un petit flacon orange puis appliqué sur ma peau, les larmes me sont montées aux yeux. J’étais baigné dans ces senteurs si familières : j’avais l’impression de percevoir à la fois cet air syrien chaud et sec que j’avais cru sentir en me baignant un peu plus tôt, l’odeur forte, suave qui embaume les bars de Damas, et celle des figues et des grenades de mon jardin, si sucrées. Ce parfum sentait comme la maison, comme ces nuits d’été passées dehors entre amis, comme ces longues promenades le long de la mer, comme ces conversations profondes avec ma mère après les repas.
Je l’avais composé si spontanément que je n’ai pas pu me rappeler de la recette exacte, et bien qu’ayant essayé de reproduire un parfum identique en me remémorant les essences que j’avais utilisées, je ne suis jamais parvenu à en retrouver la formule initiale. J’ai même demandé de l’aide à des collègues, des meilleurs nez que moi, d’excellents parfumeurs, mais même s’ils en retrouvaient les notes essentielles ainsi que presque la totalité des plus subtiles, le résultat obtenu n’était jamais le même que l’original. Je me suis alors résolu à conserver précieusement cet unique flacon et à l’utiliser avec parcimonie pour qu’il me dure le plus longtemps possible.
Seulement, je voulais tout de même le garder près de moi, le voir au moins si je ne pouvais que rarement le sentir, alors je l’ai placé avec les autres le long de ma fenêtre, bien au milieu. Mais un jour où j’avais été ébranlé par une conversation avec Pierre sur la guerre qui m’avait ramené à des souvenirs désagréables, j’ai voulu ouvrir pour m’aérer l’esprit, et j’ai fait tomber le flacon ainsi que trois autres d’entre eux par manque d’attention. Ils se sont tous les quatre brisés sur le sol, répandant leurs fragrances partout dans mon appartement, mélangées, trop fortes, désormais dénuées d’intérêt et d’identité propre. Je vois que l’un d’entre eux est le petit flacon orange. Je m’effondre. Cette Syrie artificielle que j’avais reconstruite n’existe plus, elle s’est échappée après que moi, j’ai fui ma Syrie, la vraie Syrie d’avant la guerre. J’ai alors l’impression que je ne pourrai définitivement plus rentrer chez moi, que je resterai pour toujours un exilé, la nationalité française ne suffit pas pour me sentir à la maison dans ce pays qui m’a pourtant accueilli. Il me semble avoir perdu mon appartenance à ma terre natale, dont les souvenirs sont si flous, si lointains, et surtout si douloureux. Je ne me les remémore que difficilement pour beaucoup, surtout les plus récents.
Cette tasse brisée me fait revenir à cet épisode tragique où j’ai eu l’impression qu’après avoir quitté la Syrie, c’était elle qui m’avait maintenant quitté. Et qui plus est par ma faute. Comme une vengeance après l’avoir laissée aux mains de l’ennemi. La tasse, le flacon, tous deux me rappellent que ce qui constituait qui je suis, un Syrien, n’est plus, semble-t-il. J’ai abandonné ma terre, ma langue maternelle, ma famille, mes amis, mes habitudes syriennes pour la France. Pour l’espoir. Pour un nouveau territoire, une nouvelle langue, de nouveaux amis et une nouvelle nationalité. Je suis alors double, ou plutôt divisé. Pas double, parce que c’est une déchirure que j’ai vécue. Il me semble avoir abandonné la moitié de qui je suis, de qui j’étais. Des fragments de moi sont éparpillés de l’Europe de l’Ouest au Moyen-Orient. Ils sont si loin les uns des autres, il est maintenant trop tard pour réparer cette cassure. Je ne peux que l’accepter, vivre avec pour toujours, sans plus jamais me sentir entier, voilà à quoi cette tasse qui se brise sur un sol qui n’est pas le mien me ramène. Ce sont des larmes d’abattement qui coulent le long de mes joues.
Après avoir placé les morceaux de verre dans la balayette, je les jette. Je ne veux plus les voir.
Le robinet ne fonctionne pas bien. L’eau goutte.
