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ATELIER D'ECRITURE

2025

Ecrire avec...

Omar Youssef Souleimane

et 

Julie Farinelli

couverture L'Arabe qui sourit avec bandeau Quai d'Orsay.png

 

 

p.167

- Ce que j’ai aimé chez vous, c’est que vous ne m’avez pas regardé d’une manière bizarre. Je suis souvent traitée soit comme une pute soit comme une victime.

 

C’est donc dur de savoir qui je suis vraiment, mais j’ai récemment relu un vieux mythe qui m’a éclairée dans la quête de mon identité  Ici, il me faut ouvrir une parenthèse … Ma phrase vous surprend… En fait, c’est ma phrase fétiche,  je la sors tout le temps, dès je m’apprête à faire une digression. Je l’ai empruntée à Romain Gary.  J’ai maquillé des Français, l’un d’eux lisait un de ses livres, la Promesse de l’aube je crois, et ne cessait de répéter cette phrase. Puis il s’est mis à parler longuement de l’auteur, du fait qu’il avait de nombreuses identités, qu’il avait dû fuir et que comme lui, c’était un homme de l’exil. J’ai compris qu’on ressemblait tous à Romain Gary ! Alors ça m’a intriguée et je me suis renseignée sur l’histoire de cet homme. J’avoue je suis admirative de son inventivité, c’est pas si facile de trouver autant de pseudonymes. Un jour c’était Émile Ajar, le lendemain Rene Deville et puis Fosco Sinibaldi. Lui aussi devait chercher qui il était vraiment et j’aime croire qu’il était comme moi un adepte de la parenthèse. Heureusement qu’il y a les livres dans ma vie. Même si à première vue, mon métier de maquilleuse peut sembler superflu, en fait c’est du même ordre que celui d’écrivain. Le maquillage tout comme la littérature permet soit de te dissimuler soit de te révéler, c’est au choix. L’un et l’autre te cachent au monde ou te suggèrent ta vraie identité…

 

Délia, pensive, lui dit « Tu as raison, à chacun son identité et nous la découvrons par des moyens qui nous sont propres, mais j’aime croire qu’il y a un point commun dans la création de l’homme… après tout nous sommes tous si semblables et pourtant si étrangement différents. On est tous les trois bien placés pour le savoir… j’ai tout de suite remarqué qu’on était si proche et si dissemblable à la fois, ça m’a déroutée»

 

- Bah justement, la révélation que j’ai eue grâce à ce bouquin va dans ton sens. Je pense que tout le monde a déjà entendu parler de Socrate – vous savez celui qui est au principe de la philosophie. Elle se met à sourire dans le vide, saisie par son monologue. Bref, Platon, son disciple, il a écrit un dialogue où Socrate et ses amis s’amusent à faire un éloge de l’amour. Bon, j’ai pas forcément saisi pourquoi Socrate trouvait que tous les autres éloges étaient nuls parce que moi, franchement, celui qui m’a plu, c’était celui d’un certain Aristophane. Il raconte le mythe de notre création, une histoire  d’êtres coupés en deux. Vous en avez déjà entendu parler ?

 

- Oui c’est dans le Banquet je crois, mais je t’avoue que je n’ai jamais lu Platon, juste des résumés…

 

- Attends, m’interrompt Délia, en allant récupérer la Muqaddima pour essayer de déchiffrer ce que Naji avait écrit, j’ai repensé à un traité sur l’amour dont il m’avait parlé, le « Kitab al-Zahra » d’Ibn Douad, qui s’est inspiré, mais indirectement selon lui, du Banquet…

 

- Bon, dit la maquilleuse, pressée de pouvoir raconter cette histoire qui semblait tant lui plaire. Sa voix changea et prit les intonations  d’un conteur.

«  Au début des temps, certains hommes étaient androgynes. Pour faire simple, on était à la fois homme et femme. Ah… et j’allais oublier, on avait la forme d’une sphère et on se déplaçait en faisant la roue, comme les paons… désolé, je sais que c’est inutile mais j’adore ce détail. Bref, un jour, on est devenu un peu trop ambitieux, on se croyait aussi fort que les dieux. Alors Zeus nous a punis en nous coupant en deux : une partie femelle et l’autre mâle. Bon, d’un côté il avait raison puisque ça nous a affaibli mais de l’autre, il s’était complément fourvoyé puisqu’on s’est laissé mourir : on n’avait plus notre moitié et on la cherchait désespérément. »

Sa voix redevint moins grave et son regard se déplaça lentement de Délia à moi. Son monologue venait de s’achever, et maintenant, elle allait enfin laisser libre cours à sa pensée. « Vous savez, plus je vous regarde, plus je me dis que cette histoire d’androgyne n’est pas bête. On se ressemble les gars, parce que vous êtes des androgynes par nature et parce qu’en devenant trans, j’en suis devenue un aussi. Et en plus de ça, on est découpé en deux. On appartient à deux pays, à deux cultures, on a parfois été arraché de notre terre natale. Après tout, c’est peut-être pour ça que vous ne m’avez pas regardée étrangement. On est pareil. Toi, dit-elle en me pointant du doigt, t’es tiraillé entre ton ancienne et ta nouvelle vie et bien que tu sois un mec, y’a aussi quelque chose en toi qui est d’une grande sensualité, quelque chose de purement féminin et...

 

- Le parfum, la coupa Délia, c’est là-dedans que repose ta sensualité. Continue ça m’intéresse, qu’est-ce-que j’ai de masculin moi ?

 

- Toi, reprit la maquilleuse, je te connais pas plus que ça, mais je dirais que t’as un côté hostile, une volonté farouche, un instinct de combat et un grand courage. Ce sont des qualités à la fois féminines et masculines. Et ton courage se ressent dans le fait que tu aies choisi d’habiter ici.

 

- J’aime comment tu penses, lui dit Délia. Je n’apprécie pas être réduite à une catégorie, à un genre, à une culture. J’aime l’idée d’être d’androgyne et également l’idée que tu le sois aussi, dit-elle en tournant son visage dans ma direction.

 

- Oh, là, là, mais il est déjà cette heure là ! Vous devez être bientôt partis, s’affola la maquilleuse, il est grand temps que je ferme ma parenthèse. Alors, elle me fait signe de remplacer Delia sur le sofa.

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