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ATELIER D'ECRITURE

2025

Ecrire avec...

Omar Youssef Souleimane

et 

Malena Martinelli

couverture L'Arabe qui sourit avec bandeau Quai d'Orsay.png

 

 

p. 31 Parfois, quand je regarde le soleil faire son adieu à La Rochelle, en plongeant dans la mer, je m’imagine sur la plage avec ma fille. Je lui raconte ce que ma mère me disait. Puis je l’emmène dans la vieille ville, la tendresse du monde nous entoure et tout ce que je veux c’est qu’elle aille bien, qu’elle soit heureuse, qu’elle grandisse, qu’elle apprenne à parler français et arabe. Je vais loin dans mes rêveries avec ma gamine imaginaire. Puis je me réveille dans la réalité. Je me demande ce que je lui dirais sur mon pays d’origine accablé par les atrocités. Que répondre si elle me demandait comment j’ai quitté la Syrie pendant la

guerre ? Ce dernier mot fait partie de ma mémoire, il fera aussi partie de la sienne.

 

Je t’ai pensée pour me souvenir

 

Si j’ai toujours souhaité, au cours de mes rêveries, que mon enfance, la Syrie, la guerre fassent partie de la mémoire de ma fille, je ne me suis jamais senti pas capable de lui raconter tout cela spontanément, sans détour. Alors j’ai choisi un autre chemin, plus discret, qui me tient à cœur : un parfum, une odeur : une odeur que j’allais faire sentir à celle qui m’écoute le mieux…

 

— Papa, cela fait des mois que tu ne m’as pas fait sentir un de tes parfums, n’en as-tu pas créés de nouveaux ?

— Si, bien sûr, mais il te faut comprendre que celui-ci me tenait particulièrement à cœur, j’y ai donc consacré beaucoup de temps. Désormais, me voilà pleinement satisfait, il ne me manque que ton avis. Tu vas me dire ce que tu y sens, ce que l’odeur t’évoque, mais prends ton temps, profite : c’est certainement le parfum le plus important de ceux que je te donnerai à sentir.

Je choisis un flacon au bouchon doré, le débouche précautionneusement et lui tends. Elle inspire, ferme les yeux, puis inspire à nouveau.

— J’y sens des fleurs, nombreuses, du jasmin peut-être. Il y a des odeurs plus amères également, c’est troublant.

— C’est son but : troubler. Ce parfum contient tout ce que je ne peux pas oublier, il constitue une véritable porte, ouvrant vers de multiples souvenirs.

— Des souvenirs de Syrie ?

— Oui, principalement. La Syrie, avec ce que j’ai fui, et ce que j’y ai laissé. Ce parfum, tu peux le considérer comme un fragment de mémoire liquide. En son sein, se rassemble tout ce que je n’ai jamais osé raconter à personne.

— Mais à moi, tu peux le raconter, non ?

— À toi… peut-être. Toutefois, je crains que même toi, tu ne puisses pas tout comprendre.

— Essaie. Raconte-moi ton pays, papa. Raconte-moi d’où tu viens.

            Je lui tends le flacon à nouveau.

— Ferme les yeux. Respire. Dis-moi, que sens-tu encore ?

— Je sens… la chaleur. La chaleur d’une ruelle. Peut-être un arbre aussi. Je ne sais pas.

— Ce que tu sens, ce sont les pruniers de Damas, l’odeur de mon enfance.

— Tu sembles en garder un bon souvenir, de ton enfance. Ce devait être beau.

— À vrai dire, c’était plutôt simple. La beauté, je crois qu’elle n’est apparue à mes yeux que plus tard, lorsque j’ai pris conscience de ce que j’avais perdu. À l’époque, je courais dans les ruelles, infatigable. Je ne tenais pas en place.

— Tu te sentais libre, lorsque tu étais enfant ?

— Libre dans mes gestes, oui, certainement moins dans mes idées. Nous ne disions pas tout, même à la maison, avec mes propres parents. Il y avait, et il y aura toujours, de nombreux silences. Chaque phrase nécessitait la prudence. Puis j’ai grandi, j’ai étudié, lu beaucoup, écrit quelques poèmes, parfois. En quelque sorte, je suis parvenu à m’émanciper, mais cela reste relatif.

— Pourquoi as-tu quitté la Syrie, alors ?

— Un jour, dans la vieille ville de Damas, mon ami Naji a organisé une manifestation. Celles-ci devenaient de plus en plus fréquentes. Je m’en souviens comme d’hier. Nous étions divisés par petits groupes parmi les ruelles. Puis au signal de Naji — « Liberté » — nous nous sommes rassemblés. « Liberté », un terme simple, rien de subversif, rien de dangereux, en apparence. Mais sous un tel régime, crier était déjà une faute. Un crime. Puis les slogans à l’encontre du régime commencèrent à fuser, il n’en fallut pas davantage pour mettre la police en rogne. Il ne nous restait plus qu’à courir. Vite.

— Et tu t’es fait attraper ?

— Non, mais la manifestation était filmée, puis diffusée sur Internet. Les visages de chacun d’entre nous étaient capturés, les images analysées, nos noms retrouvés… nous étions fichés. Lorsque j’ai découvert que mon visage apparaissait sur une vidéo, j’ai compris que je n’avais plus d’autre choix : il me fallait partir, avant que mon nom ne parvienne aux frontières. Alors j’ai fui, sans prévenir personne, hormis Naji. Il avait gagné le Liban peu de temps avant moi, je l’y ai rejoint.

— Tu n’as rien dit à ta mère ?

— Non. Elle aurait voulu me retenir. Et les téléphones, tout comme nous, étaient surveillés. Une seule erreur, un seul mot… et tout s’effondrait. Je ne pouvais prendre le risque de la mettre en danger, elle aussi.

— Comment as-tu rejoint le Liban ?

— J’ai pris un taxi, direction Beyrouth-Est. Le trajet m’a semblé interminable, les secondes semblaient ne plus vouloir défiler. Lorsque nous sommes parvenus à la frontière, j’ai cru que mon cœur allait exploser. Mais mon nom n’était pas encore sur les listes.

— Et ensuite ?

— Ensuite, j’ai séjourné quelque temps à Beyrouth, chez Naji, avant de rejoindre la France, où je me suis installé à La Rochelle. Une ville calme, loin de tout. Je voulais m’éloigner de l’Orient, de son vacarme, de ses ombres.

— C’était un nouveau départ, c’est cela ?

— Au moins en apparence, oui. Petit à petit, j’ai commencé à apprécier le silence de l’océan, les rues désertes le matin, mais mon esprit, lui… je mentirais si j’affirmais qu’il n’était pas, ne serait-ce qu’en partie, resté là-bas. Les bruits de sirène qui retentissaient en Syrie, je les entendais encore. Les parfums mêlés d’encens et de musc, je les sentais également. Et la peur, la peur elle, ne me quittait pas.

— Et la fabrication de parfums, elle a quelque chose à voir avec tout cela, n’est-ce pas ?

— En effet. Au début, c’était une sorte de jeu, puis, petit à petit, c’est devenu une véritable obsession. Je voulais capturer ce que j’avais perdu, reconstituer les odeurs de ma maison d’enfance. La Syrie, sa beauté, mais pas seulement : la peur, aussi, la poussière, les sirènes, la nuit. La guerre.

— Tes parfums et toi, vous vous ressemblez ?

— Je le crois, au moins dans une certaine mesure. Disons que, comme moi, ils font l’objet d’un assemblage. Ils portent en eux la Syrie, la France, l’exil, la nostalgie. Mais lorsque tout s’évapore, seule l’odeur de la Syrie subsiste.

— N’as-tu jamais eu envie d’y retourner ?

— Lorsque Naji est mort, j’y suis retourné : il souhaitait y être enterré. Mais ce ne fut que le temps d’un court aller-retour, discret, silencieux. En franchissant la frontière, je me suis senti pareil à un voleur. Il n’y avait pas de panneaux. Pas d’indication. Mais très vite, j’ai su. Mon corps a su. J’ai reconnu l’odeur de la pierre, la chaleur sèche. J’ai eu l’impression de retrouver l’ancienne version de moi-même, celle que j’avais laissée là, des années auparavant. Un instant, j’ai cru me fondre en elle.

— Est-ce que tu regrettes d’être parti ?

— Non, je ne crois pas que ce soit cela. Il ne s’agit pas de regret… de culpabilité, peut-être. Celle d’avoir survécu, quand tant d’autres ont péri. Pas un jour ne passe sans que je pense à ce que j’ai abandonné derrière moi.

— Moi, je suis contente que tu sois là, que tu partages tes souvenirs avec moi.

— Tu dis cela, mais…

— Je le sais, je ne suis pas réelle. Tu me l’as dit. Tu le sais aussi.

— Oui. Pourtant parfois, je l’oublie. Je te parle comme si tu existais. À travers toi, je tente de transmettre, d’expliquer ce qui, peut-être, ne s’explique pas.

— Je crois que tu réussis plutôt bien, non ? Je t’écoute. Je comprends, à ma façon.

Je reste silencieux. Je referme le flacon, puis le range dans un coffret de bois.

— Finalement, ce parfum ne dit ni la guerre, ni la paix. Il ne dit ni la Syrie, ni la France. Il dit l’espace entre. Là où je vis.

— Là où je vis aussi.

 

*

* *

Depuis l’avion, je regarde les nuages qui filent vers l’ouest — où vont-ils tomber ?

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