
Isabelle
Mimouni

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ATELIER D'ECRITURE
2025
Ecrire avec...
Omar Youssef Souleimane
et
Othmane Hadj-Ali
p. 19
La toux attaque ma gorge. J'ai oublié une taffe de ma cigarette dedans.
J'étouffe. Mes poumons brûlent. Mon atelier, pourtant large, m'écrase. J'entends
le vent venant du bout de l'Atlantique. Une trace de suie dans un coin de la
pièce, juste à côté de la porte, je la vois. Elle est toute petite. Je ne l'ai jamais
remarqué avant, et pourtant ça fait des années que je loge ici.
En l'observant de plus près, je commence à remarquer qu'elle ronge
subrepticement le crépi du mur, comme une vague de vermine qui s'élance sur
la paroi. Elle semble s'accroître à vue d’œil, elle gangrène à présent l'ensemble
du mur et corrompt l'air de toute la pièce. L'écrasement s'intensifie, je n'arrive
plus à respirer. Je déteste les odeurs âcres comme celle de la suie ; non
seulement elles m’écœurent au plus haut point, mais plus encore je les perçois
comme un régime autoritaire : elles s'imposent de force, elles anéantissent tous
les autres parfums sur leur passage, elles ne peuvent s'harmoniser, seulement
détruire. Les parfums qui flânaient dans mon atelier, formant ce cocon apaisant
dont j'avais toujours rêvé, ont disparu, terrassés par la tyrannie d'une seule
odeur infâme, celle de la mort.
Je suis totalement hypnotisé par cette volubile tâche d'encre qui tapisse la pièce
de son écriture grossière. Dans une tentative vaine pour mettre un terme à ce
carnage, je tends la main vers le cœur de l'abcès. Mes sensations sont altérées
par l'air vicié qui assiège mon corps ; je ne sens qu'une surface molle et
visqueuse à la place du mur et la matière semble se dérober lentement sous mes
doigts. Je suis emporté dans cette vase immonde d'où émanent des exhalaisons
putrides. Paradoxe de l'aimant, attiré irrésistiblement par ce qui lui répugne tout
autant, terrible sentiment que l'impuissance ressentie lorsque la mort toque à la
porte par surprise. À mesure que je suis emporté dans cet horizon d'Enfer, je
ressens toute l'écrasante impuissance qui avait sûrement effacé la moindre trace
d'espoir dans le cœur de Naji. Impuissant face au régime, face à la décadence de
son pays, impuissant face à la solitude. Pourtant, il tenait à la vie plus que tout
au monde. J'ai participé à l’émergence de ce sentiment, je le sais, ça me ronge.
Plus je m'enfonce dans ces denses ténèbres, plus je ressens sa présence, et plus
sa détresse devient, aux yeux de tous mes sens, palpable. C'est un noir complet
qui m'entoure à présent, un noir infini et uniforme. Tous mes sens sont
aveugles, sourds et muets à la fois, je ne suis plus qu'une pensée flottante dans
un vide étranger. Je suis à un point de non retour, je découvre l'exil que j'avais moi-même
souhaité dans sa forme la plus pure et la plus terrifiante ; je ne suis
même plus au monde, me voilà exclu de tout. Le sentiment de l'exil qui depuis
mon départ se cachait dans chaque moment de mon quotidien, dans chaque
pulsion de mon être, devient pour moi la seule réalité, se révèle et s'énonce
comme une sentence, avec une douce violence. Comme si la disparition de mes
sens avait laissé place à l'émergence d'un sixième, je sens à présent pleinement
son parfum aux doubles émanations : une liberté aux notes fraîches d’agrumes
et de rosée, mariée de force à une angoisse aigre et déplaisante qui gratte la
gorge. Je commence à prendre conscience que toute ma vie à La Rochelle
pouvait se résumer à des efforts inavoués pour retrouver mes racines, pour me
construire un support stable, à tout prix, presque instinctivement. Tout ce que
j'avais fait pour rendre mon atelier le plus chaleureux possible, mes parfums,
tous confectionnés comme des reliques de mes souvenirs, des preuves de mon
existence là-bas. Pour moi l'Atlantique n'a toujours été qu'une nouvelle
Méditerranée, tout n'est qu'autre ici. Une expression latine me revient à cet
instant, lue chez un philosophe français dont j’ai oublié le nom ; aliud et alibi,
voilà le fardeau que traîne sans pouvoir y échapper l’exilé. Toujours autre et
ailleurs, ce Tantale est rongé par le Manque d’un côté et l'Ennui de l'autre. Il a
l'impression de tendre la main vers de nouveaux fruits, qu'il les retourne, il
verra que depuis le début il n'en désire qu'un seul : le retour.
De cette manière ma pensée laissée seule s'épanche et s'enroule sur elle-même
dans un mouvement lancinant lorsqu'un murmure lointain vient la perturber
dans sa dérive vers l'infini. Mon ouïe se réveille doucement de son sommeil
profond pour accueillir le son envoûtant d'un cours d'eau. Cette mélodie
émergeant spontanément du néant m'est si agréable qu'elle fait éclore mes
autres sens, je suis comme un nouveau-né ou une fleur au printemps. Je
découvre alors un paysage perturbant, à la fois profondément familier et
sinistre. Le cours d'eau parvenu à mes oreilles est un fleuve d'une largeur
moyenne, qui serpente le long d'une vallée grise où rien ne semble pousser.
Rien, à l'exception d'un immense arbre, un chêne du Liban, que l'on retrouve
aussi bien en Syrie, principalement au nord de Lattaquié. Ce chêne au tronc
vigoureux et à la ramure souveraine est un véritable paradoxe au milieu de ce
désert de poussière, sa présence majestueuse m'emplit d'une joie secrète. Je me
suis toujours senti proche de cet arbre méconnu, souvent confondu avec le
cèdre du Liban, plus impressionnant. Comme si un seul arbre pouvait représenter
la richesse du Liban et du Moyen Orient. L'exil ne se réduit pas à un
simple éloignement géographique, j'éprouve de l'empathie face à cet être si fier,
exilé par l’ignorance des hommes sur son propre sol, là où il a toujours pris ses
racines. Moi, au moins, j'ai choisi mon sort, je ne peux me lamenter. Alors que
j’admire sa ramure verdoyante, quelque chose me perturbe, il manque quelque
chose à cette nature presque morte. Quelque chose d'essentiel. Je ne peux rien
sentir, il n'y a aucun parfum, aucune odeur, rien. Je ne peux m'empêcher de rire,
quelle bonne idée ! Quel comble ! Quelle ironie ! Voici, devant mes yeux, mon
enfer personnel ; une copie fade de la réalité, sans parfum, c'est aussi simple
que ça l'enfer d'un parfumeur. Alors que je m'approche de l'arbre en longeant le
fleuve, je commence à apercevoir une silhouette adossée au tronc. C'est un être
humain. Ou plutôt c'était un être humain. Plus je m'approche et plus je distingue
que sa peau est tout aussi grisâtre que le sol sans vie de la vallée, il se fond dans
cet environnement, il fait partie de ce monde maintenant. Au moment où je
m’avance sous la couronne de l'arbre, un détail me glace le sang, je suis figé sur
place, je ne peux retenir mes larmes qui s'évaporent instantanément sur le sol.
La casquette de Guevara, la casquette de Naji.
–Tu en as mis du temps pour revenir, me dit-il en souriant.
–Je ne suis jamais revenu, je t'ai abandonné.
Je détourne les yeux, la honte me bloque la gorge. Il m'invite à m’asseoir à ses
côtés, le sol est glacial.
–Je ne t'en ai jamais voulu, la guerre, la clandestinité, ça n'a jamais été fait pour
un romantique de ton espèce.
–Mais je ne peux pas rester caché indéfiniment dans le terrier que j'ai creusé. La
culpabilité me pèse si lourd. Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?
–Tu sais bien que je ne peux pas te répondre, ce n'est qu'un rêve. Et puis tu le
sauras bien assez tôt. Je suis seulement venu discuter une dernière fois avec
mon meilleur ami.
–Qu'est-ce que je dois faire ? demandé-je désespérément.
–Je n'aime pas être dans les clichés hollywoodiens de merde, mais toi seul à la
réponse à cette question. Il y a mille manières de lutter contre un régime
autoritaire, autant qu'il y a de révoltés et de personnes qui gardent espoir. Moi,
c'était mon destin d'être sur le terrain, en première ligne, j'en ai payé l'injuste
prix. Toi, tu as tes parfums, ta poésie, qu'importe à quelle distance tu te trouves.
Les régimes comme celui d'Assad détestent plus que tout la poésie, elle est trop mystique,
elle leur fait peur. Tu possèdes une arme unique.
Naji a retrouvé des couleurs, ses yeux scintillent. Il ne se fond plus avec le
désert de poussière, il semble maintenant avoir absorbé la force vitale de l'arbre.
C'est le Naji que j'ai toujours connu, plein d'énergie et de dureté comme l'écorce
du chêne, sage et fier face à n'importe quel obstacle, fier même face à la mort.
–Tu oublies que j'ai fui, je ne suis pas parti pour lutter à ma manière. Je ne suis
qu'un lâche, tu le pensais toi-même.
–Il faut croire que la mort m'a assagi. Tu n'as pas de devoirs envers un pays qui
tombe en ruine. Ton problème, dit-il en riant, c'est que tu aimes la Syrie, son
peuple, ses paysages, notre culture. La culpabilité que tu ressens depuis tant
d'années, n'est-ce pas de l'amour présenté sous le masque de la peur ? Quoi qu'il
se passe, tu retourneras en Syrie, pas pour découvrir pourquoi je suis mort, mais
bien pour te retrouver, pour toi. En résumé, tu n'es qu'un putain d’égoïste, et
c'est tant mieux comme ça.
Malgré mon chagrin, je ne peux m'empêcher de sourire. Naji a toujours lu en
moi aussi facilement que dans les étoiles, ces nuits sans fins où il me racontait
ses conneries astrologiques avec un enthousiasme contagieux. Même dans mon
propre rêve, il me fait ouvrir les yeux. Je me lève, tout autour le décor
commence déjà à s'estomper. L'eau du fleuve s'évapore lentement et vient
encercler le chêne dans une danse fluide et volatile qui m'enchante et m'invite
au retour. Je me tourne vers Naji une dernière fois, je n'oublierai jamais ce
portrait ; son visage n'a jamais été aussi paisible, ses sourcils broussailleux ne
sont plus froncés, plus aucune ride ne cisaille son front brûlant et lumineux.
–Adieu Naji.
–Ne dis pas ça idiot. Pour nous autres qui sommes nés pour croire et pour
espérer, les adieux ne conviennent pas. Ça rendrait les retrouvailles gênantes.
Jusqu'à la fin son visage sera resté empli d'une puissance tranquille, d'une
détermination pure qui ne devient plus qu'une ébauche abstraite à mesure que
ses traits s'effacent dans la brume de mon imagination, et qui enfin se jette dans
la mort comme un seul cri, celui de la vie. Au revoir Naji.
A nouveau je ne vois plus rien, je suis sur le point de me réveiller. Tout est clair
pour moi à présent. Être en exil n'est plus seulement un fardeau et une honte.
C'est une chance, un cadeau. La Syrie, le Liban, la France, tous ces mondes, ces
peuples et ces cultures vivent en moi, quel que soit le lieu où mon corps a choisi
d'être. L'exilé est une terre d'accueil pour des mondes divergents, il est le gardien
de leurs espoirs et de leurs combats. «Être seul et sentir qu'on est avec
tous», Hugo était arrivé à la même conclusion. Peut-être les eaux froides, la
houle et le vent venu d'ailleurs sont propices à ces méditations et à l'existence
de l'exilé. Merci La Rochelle, merci Guernesey. Je me sens léger, je serai le
parfum de toutes ces existences qui vivent en moi ; je ferai converger leurs
rêves qui fleuriront en mille fragrances sur l'édifice de mon cœur. J'ouvre les
yeux, je suis encore vivant.
J’ouvre toutes les fenêtres.
