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2025
Ecrire avec...
Omar Youssef Souleimane
et
Sanae Ben Ramdane
p.94 On est de retour, on dit adieu à une époque, on se dirige vers une autre, et tu nous oublies sur le chemin de l’oubli… » – remplissent l’habitacle.
Je regarde Delia. Le regard qu’elle porte sur la rue qui défile par la fenêtre est à la fois très évasif et très précis. Quelque chose me fait dire que c’est l’air qu’on entend à la radio qui force ce regard.
Elle sent que je la fixe, elle se retourne subitement puis me sourit. À mon tour de m’abandonner à la rêverie.
لِبيروت
من قلبي سلامٌ لِبيروت
وقُبَلٌ لِلبحرِ والبيوت
لِصخرةٍ كأنّها وجهُ بحّارٍ قديمِ
هيَ مِن روحِ الشّعبِ خمرٌ
هيَ مِن عرقِهِ خُبزٌ ويَاسَمين
فكيفَ صارَ طعمُها طعمَ نارٍ ودُخانِ؟
لِبيروت
مجدٌ مِن رَمادٍ لِبيروت
من دمٍ لِولدٍ حُمِلَ فوقَ يدِها
أطفأَتْ مدينتي قنديلَها
أغلقَتْ بابَها
أصبحَتْ في المساء وحدَهاوحدَها وليلُ
لِبيروت
من قلبي سلامٌ لِبيروت
وقُبَلٌ لِلبحرِ والبيوت
لِصخرةٍ كأنّها وجهُ بحّارٍ قديمِ
أنتِ لي، أنتِ لي
آهِ عانقيني أنتِ لي
رايتي وحجَرُ الغدِ ومَوج سَفري
أزهرَتْ جراحُ شعبي
أزهرَتْ دمعةُ الأُمّهات
أنتِ بيروتُ لي
أنتِ لي
آهِ عانقيني
À Beyrouth…
De mon cœur, un salut à Beyrouth…
Des baisers à la mer et aux maisons
Et un rocher semblable au visage d’un ancien pêcheur
Elle est, de l’âme du peuple, nectar
Elle est, de sa sueur, pain et jasmin
Comment son goût est-il devenu goût de feu et de fumée ?
À Beyrouth…
Une gloire de cendres pour Beyrouth,
Du sang d’un enfant porté sur sa main
Ma ville a atteint sa lanterne, fermé sa porte
Elle se retrouve au soir seule, seule dans la nuit
À Beyrouth…
Un salut de mon cœur à Beyrouth…
Des baisers à la mer et aux maisons
Et à un rocher semblable au visage d’un ancien pêcheur
Tu es à moi, tu es à moi, ô enlace-moi
Tu es pour moi un emblème, la pierre qui restera demain, la vague de mon voyage,
Les blessures de mon peuple ont fleuri, les larmes des mères ont fleuri
Toi Beyrouth, tu es à moi, tu es à moi,
Ô enlace-moi
لِبيروت, فيروز
Li Beyrouth, Fairouz
Dans ma maison comme dans le reste du monde arabe, Fairouz a toujours été la cheffe d’orchestre des départs et des déchirements. Si elle n’en donne pas le ton, elle nous prête ses mots.
« Mes parfums constituent au fond une seule essence. Ce sont tous des parfums d’amour de la terre, du peuple, et de l’homme où il est. »
Ces mots ne sont pas les miens, mais les siens. C’est avec eux que je mis fin, avec une arrogance écoeurante, à la dernière conversation que j’eus avec Naji. C’est d’ailleurs lui qui m’avait fait écouter cette interview de Fairouz, où elle parlait de ses chansons et non pas, évidemment, de mes parfums.
Ma réponse était dure, la sienne l’était encore plus.
Son regard ancré dans le mien, il ouvrit la bouche, leva les yeux au ciel, puis rien. Il me laissa sur ce pincement de lèvre désagréable (à voir comme à exécuter). Je savais bien que je l’avais déçu. Notre amitié reposait sur nos différences, chaque conversation se transformait en grand débat, on riait aux éclats et aussitôt tout le monde se devait de prendre part à la conversation. Mais cette fois-ci ce sont ces mêmes différences qui nous ont séparés.
Et aujourd’hui c’est la même voix qui accompagne mon retour, qui se fait avec plus d’humilité.
On croit comprendre Fairouz, enfin je croyais comprendre Fairouz, parce qu'on observe toujours le même silence quand sa voix remplit la pièce. Les visages sont graves, les yeux tournés vers le sol, les mains posées sur les genoux. Les jambes ne tressautent plus et sa voix emplit l’espace avec la même lourdeur que l’encens de Médine, et si ce n’est pas l’odeur qui finit par se faire étouffante, c’est le poids de ses mots qui vous prend à la gorge.
Alors parfois, on partage un sourire. Mais un sourire grave. Elle n’inspire pas les petites tristesses, ni les tristesses joyeuses à travers lesquelles on peut encore se permettre de sourire. Elle est de celles qui pleurent avec grandeur et elle soulève, en même temps que les coins de sa bouche, les cris de toute une nation. Ou plutôt de toutes les nations.
Car ce sont tous les peuples qui s’accrochent à ses larmes. Tous les peuples arabes qui dans leur histoire récente ont connu un moment de rupture. Colonisation, guerre, coup d’Etat, dictature militaire et oppressions en tout genre, ce sont tant de terreaux fertiles à cette grande tristesse. Ces pays, qui partagent une langue qui se décline autant que leur histoire, forment ainsi une caisse de résonance plus large, à des images, des airs et des mots qui touchent profondément chacun.
Pourtant, je n’ai jamais aussi bien compris Fairouz que depuis l’autre bout de la Méditerranée, et Li Beyrouth n’a jamais résonné si fort que depuis La Rochelle. Cet amour du pays, cette culture du déchirement, si je ne les chante pas je les fais sentir. Littéralement.
Dans cette même interview que Naji m’a présentée, la chanteuse livrait ses secrets d’écriture. N’ayant pas eu de radio dans son enfance, ce n’est pas tant d’autres divas qu’elle s’inspirait, tout comme moi, elle s’asseyait à la fenêtre et laissait ses sens s’aiguiser. Il suffit d’un peu d’attention pour que le monde se révèle : la fine couche de sable qui s’élève du sol, à la rencontre du vent, et qui danse un instant dans l’air avant de couvrir les voitures de sa charmante couleur orangeâtre. Ce vieillard qui ne peut s’empêcher d’arracher les bourgeons de jasmin et de les écraser contre ses poignets. Ou encore cette passante qui remet frénétiquement son voile, donnant à chaque fois l’occasion à ses bracelets de glisser le long de son avant bras et de produire un merveilleux tintement. Tintement qui donne un délicat relief au ronronnement du camion stationné sur le bord de la route depuis une bonne demi-heure. Le mazout qu’il dégage se mêle à l’odeur chaude du pain, qui flotte, persistante dans le quartier.
Curieusement, ces images, ces odeurs, ces sons sont d’autant plus vifs dans mon esprit depuis que j’ai quitté ma terre natale. Pourtant, comment pourrais-je ignorer ma terre d’accueil, la France ? J’ai donc choisi de mettre ce syncrétisme en bouteille.
En empruntant au roseau sa souplesse je m’essaye au grand écart, un pied sur chaque rivage de la Méditerranée.
Comme Fairouz :
Note de tête : Orient (cèdre ou jasmin)
Note de cœur : airs byzantins (Oreille d’ours ou amandiers)
Note de fond : portes de l’Occident (lavande ou pins)
Des lumières douces se dégagent des phares des autres voitures.
On descend.
